Au long de sa dernière création, programmée dans le cadre de la carte blanche offerte à la Casa do Povo par la Maison des Métallos et le Festival d’Automne à Paris, les membres du collectif brésilien MEXA tentent de s’approprier l’un des épisodes les plus emblématiques de la religion chrétienne, mais aboutissent à un tableau théâtral trop composite pour ne pas être confus.
L’air impassible, voire fermé, le regard fixe, noir et orienté droit devant, en direction du public, les membres du collectif MEXA sont alignés en rang d’oignon, assis derrière une table longiligne montée sur tréteaux, où n’apparaissent que quelques éléments de vaisselle aux teintes métalliques. Immédiatement, une image s’impose, celle de la Cène, présentée dans la religion chrétienne comme le dernier repas du Christ, celui où, en compagnie des douze apôtres, et à la veille de sa crucifixion, Jésus, qui se sait déjà trahi, s’adonne à la première eucharistie de l’Histoire et, en rompant le pain et en tendant la coupe, prononce ces mots qui serviront bientôt de base à un rituel séculaire : « Prenez, mangez, ceci est mon corps (…) Buvez-en tous, car ceci est mon sang ». Peinte à la toute fin du XVe siècle par Léonard de Vinci sur l’un des murs du réfectoire du monastère Santa Maria delle Grazie, à Milan, la représentation picturale de cet épisode relaté dans plusieurs évangiles est à ce point rentrée dans la culture commune qu’elle a donné naissance à une superstition tenace – ne jamais être treize à table pour éviter tout malheur ou toute zizanie – et que la seule présence de ses composantes – une table longiligne et des convives installés unilatéralement – suffit à réactiver sa symbolique dans nos esprits contemporains – comme l’a prouvé la polémique autour de l’un des tableaux de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024. D’autant que, comme le montre MEXA en guise de préambule, elle a, au cours des siècles, subi nombre de reproductions, plus ou moins adroites, mais aussi de détournements, notamment dopés à la pop culture, des Simpson à Star Wars, en passant par les personnages-phares de Nintendo. Et c’est aujourd’hui au tour du collectif brésilien de se l’approprier pour tenter de trouver son reflet dans l’imaginaire qu’elle charrie.
Avec le ton d’une prêtresse évangéliste et l’assurance d’une meneuse de revues, l’une des membres de MEXA ne tarde d’ailleurs pas à poser le cadre de la cérémonie qui se prépare. Au bord de l’implosion, nous est-il raconté, le collectif s’adonnerait avec The Last Supper à son dernier tour de piste et livrerait un ultime spectacle avant une dislocation certaine, causée par une mort annoncée et des dissensions qui, au fil de la création, l’ont conduit jusqu’au point de rupture. Alors que certaines et certains ont déjà quitté le navire, à l’image de l’interprète de Jésus, dont la chaise, comme pour signifier son irrémédiable absence, reste désespérément vide, celles et ceux qui restent convoquent tour à tour, à la manière d’apôtres de notre temps, le lien qu’ils entretiennent avec La Cène : l’une réactive, façon madeleine de Proust, ce souvenir d’un après-midi d’enfance chez sa grand-mère qui en possédait une copie ; l’autre se rappelle qu’elle a constitué une monnaie d’échange contre une paire de talons, du parfum et de la laque ; et quelques-unes se remémorent les premiers repas du collectif pris dans un centre d’accueil de São Paulo où, sur l’un des murs de la cantine, était représenté un fac-similé un peu grossier du tableau d’origine, avec une table étonnamment garnie de petits pains. Au gré d’une alternance incessante entre passé et présent, entre instants solos et moments de troupe, entre monologues frontaux et bribes de comédie musicale, entre fragments vidéo et hyper-présence scénique, les membres de MEXA, à la manière de peintres pointillistes qui apporteraient chacun leurs petites touches à l’ouvrage commun, façonnent progressivement un tableau composite. Un peu trop, sans doute.
Car c’est là, et bien là, que le bât blesse. Si le collectif, qui a déjà revisité L’Odyssée d’Homère, parvient de bout à bout à ne pas perdre la Cène de vue, il s’enferre dans une dramaturgie qui, à force de tirer à hue et à dia, se transforme en magma confus. Malgré le fond de religiosité constant – y compris dans le formalisme des prises de parole calqué sur celui des évangiles –, le rapport que MEXA entretient avec l’épisode christique devient, à mesure que la pièce avance, de plus en plus artificiel, et leurs anecdotes sur les affres du processus créatif et la vie de groupe se mettent à sonner un peu faux. Surtout, l’enchaînement continu de micro-séquences à un rythme qui, à force d’être effréné, en devient saccadé empêche chacun des fragments de suffisamment se déployer et de gagner autant en épaisseur qu’en profondeur. En se satisfaisant du survol, l’ensemble donne alors une impression de superficialité, et empêche d’accéder à ce qui aurait pu faire le sel de ce spectacle, au fonctionnement et à la raison d’être de ce collectif si particulier, fondé en 2015 à la suite d’agressions contre des personnes racisées et/ou LGBTQIA+ dans plusieurs maisons d’accueil à São Paulo, et aujourd’hui hébergé par la Casa do Povo – à laquelle la Maison des Métallos et le Festival d’Automne à Paris confient, en cette rentrée, une carte blanche –, mais aussi aux personnalités et parcours que l’on devine singuliers, et sans doute douloureux, de ses membres. Insuffisamment subversive et réflexive, la composition tombe alors à plat, et, à trop tourner en rond, se retrouve dans une impasse.
Pour tenter d’en sortir, MEXA abat alors une carte que l’on pense parfois maîtresse, celle de l’implication du public. D’abord priés de choisir, à l’applaudimètre, l’interprète de Judas – un concours un peu téléphoné que Veronika Verão gagne, en toute logique au vu de sa présence scénique, haut la main –, les spectatrices et les spectateurs sont ensuite invités à s’installer tout autour du plateau pour partager un repas gargantuesque à base de poulet froid, de quiche et de légumes en tous genres. Les places assises étant limitées, seuls 30 privilégiés peuvent finalement s’asseoir et festoyer, tandis que l’essentiel du public reste sagement dans les gradins avec pour unique spectacle le (bon) coup de fourchette des uns et des autres. Car, de ce moment qui exclut bien davantage qu’il n’inclut, les membres de MEXA ne tirent rien, ou si peu, et se bornent à filmer en gros plan celles et ceux qui ont fini leur assiette en leur demandant si la pitance était bonne – en guise de rançon artistique de la nourriture qui leur a été servie. Là encore, la rencontre s’avère largement manquée et la machine théâtrale donne la sensation de tourner largement à vide, et de s’égarer encore un peu plus dans de multiples fins qui étirent le tout en longueur. Pour un collectif qui se targue d’« analyser et aborder ce qui rapproche ou sépare la rue du musée, la vie de l’art, et la politique de l’esthétique », et qui a fait de l’inclusivité l’une ses pierres angulaires, ce moment apparaît alors comme un étonnant contre-emploi, ou n’est, à tout le moins, pas suffisamment justifié pour ne pas passer pour une simple fuite en avant.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
The Last Supper
Création MEXA
Mise en scène et dramaturgie João Turchi
De et avec Aivan, Alê Tradução, Dourado, Patrícia Borges, Suzy Muniz, Tatiane Arcanjo, Veronika Verão
Création et performance vidéo, direction technique Laysa Elias
Assistant à la mise en scène, assistant mouvement et performeur Lucas Heymanns
Composition sonore, musique originale et performance Podeserdesligado
Création lumière et performance Iara Izidoro
Direction artistique Lu Mugayar
Costumes Anuro Anuro, Cacau Francisco
Scénographie Vão
Direction vocale Dourado
Contributeurs au processus créatif Anita Silvia, Daniela Pinheiro, Gustavo Colombini
Collaboration dramaturgique Olivia Ardui
Consultant recherche artistique Guilherme GiufridaProduction MEXA
Coproduction Casa do Povo ; Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles) ; Kampnagel Internationale Kulturfabrik (Hambourg)
Coréalisation La Maison des Métallos ; Festival d’Automne à ParisMEXA est une compagnie associée à la Casa do Povo.
Durée : 1h40
La Maison des Métallos, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 18 au 27 septembre 2025Friche La Belle de Mai, Marseille, dans le cadre d’actoral
les 10 et 11 octobre
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