« T’embrasser sur le miel », Syrie vidéo
La Colline offre l’occasion de faire exister la Syrie autrement que par l’intermédiaire des images de guerre sous lesquelles elle est ensevelie. Dans T’embrasser sur le miel, première pièce de Khalil Cherti, deux amoureux résistent par de petites vidéos qu’ils se confectionnent et s’échangent. Quand le dérisoire et l’imaginaire permettent de se sauver.
Le Proche-Orient est au cœur d’une actualité tragique que Wajdi Mouawad a choisi de faire résonner à La Colline, avec Golem d’Amos Gitaï dans la grande salle, et T’embrasser sur le miel dans celle du haut. Khalil Cherti est, certes, beaucoup moins connu que le réalisateur israélien, mais, cinéaste également, il est entre autres l’auteur d’un moyen-métrage homonyme duquel est inspiré ce spectacle. Pour sa première mise en scène, il se retrouve directement dans le grand bain d’un théâtre national. L’histoire de la création de ce spectacle tient d’ailleurs de l’improbable et de l’heureux à la fois : le réalisateur franco-marocain fait parvenir à Wajdi Mouawad une copie vidéo de son film qu’il souhaite adapter pour le théâtre ; le metteur en scène libano-canadien le visionne, rencontre Cherti et lui ouvre grand les portes pour une première résidence de travail à l’issue de laquelle il décide de le programmer.
Avec raison ? Pour ses premiers pas sur un plateau, Khalil Cherti fait preuve d’une belle ingéniosité scénographique. Il sépare le public en deux groupes, qui assistent chacun à la vidéo que confectionne le personnage situé de son côté. D’une part donc, l’appartement d’Emad, père séparé quadragénaire qui a laissé partir seul son enfant, dans un bus, pour l’éloigner de la guerre ; de l’autre, Siwam, qui a perdu son frère dans cette même guerre, alors qu’il tentait d’aller récupérer le corps d’un mort dans la rue. Tandis qu’au-dehors la bataille fait rage, chacun d’eux est enfermé dans son petit refuge et tente d’entretenir la flamme de la vie grâce à de petits échanges vidéo-épistolaires. Elle fait une présentation météo des événements en Syrie ; lui l’emmène en moto fiction à travers sa ville ; ensemble, ils commentent un match de foot-sexe. De petites créations fantaisistes en mode DIY rythment ainsi la première partie du spectacle, entrecoupées d’extraits de films syriens ou d’images de marché, que les écrans vidéo relaient pour le spectateur situé du côté de chaque destinataire.
Les deux interprètes, Reem Ali et Omar Aljbaai, comédiens syriens formés à Alep et Damas, et poussés par la guerre à se réfugier en France, après moult péripéties pour Omar Aljbaai, s’expriment en arabe levantin. Leur langue sonne comme l’écho d’une région que Khalil Cherti veut ici faire exister, vibrer autrement dans les imaginaires, par l’intermédiaire d’autres images que celles, innombrables, de guerre qui peuplent nos esprits. Dans une deuxième partie bi-frontale, qui s’étire trop, le spectacle se resserre autour de la question de la survie des êtres cernés par la bataille. Si la situation syrienne s’est potentiellement améliorée avec la chute de Bachar Al-Assad, on pense bien sûr aux habitants de la ligne de front ukrainienne et à ceux de Gaza fuyant de camp en camp leurs habitations bombardées. Comment ne pas mourir en tant que corps, en tant qu’âme, en tant qu’esprit quand seule la violence vous entoure ? Avec l’humour d’un Benigni dans La vie est belle et l’humilité artisanale des créatifs façon Gondry, semble répondre Cherti, en faisant l’éloge de ces imaginaires qui peuvent encore nous porter quand le réel se fait insupportable. À l’heure du grand réarmement, le dérisoire pourrait devenir le dernier refuge de notre humanité.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
T’embrasser sur le miel
Texte, mise en scène et montage vidéo Khalil Cherti
Avec Reem Ali, Omar Aljbaai, et les voix de Nibal Aljazairi, Rida Joudi, Abo Ghabi Muhamad Nour, Nagham Naiseh, Rami Rkab
Dramaturgie Reem Ali
Scénographie et accessoires Khalil Cherti, assisté de Matthieu Henriot
Lumières Jean-Eudes Auboin, assisté d’Antoine Parouty
Son Sylvère Caton
Costumes Isabelle Flosi
Assistanat à la mise en scène Ghina Daou, Emilie Ganito
Fabrication des accessoires, costumes et décor ateliers de La CollineProduction La Colline – théâtre national
Durée : 1h20
Théâtre national de La Colline, Paris
du 5 mars au 5 avril 2025
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !