Au Lucernaire, la metteure en scène russe Tatiana Spivakova ressuscite la pièce écrite il y a plus de 35 ans par Daniel Besnehard. Conduit avec retenue, ce huis clos en mers soviétiques fait la part belle à son duo de comédiennes.
Exhumer un texte comme on ressusciterait une époque, quelque 36 années plus tard. Écrite, et créée, en 1984, Passagères avait été composée par Daniel Besnehard – le frère de – pour deux de ses « muses » : les comédiennes Denise Bonal et Catherine Gandois. Décédée en 2011, la première ne pourra pas assister à sa résurrection, mais la seconde a choisi d’y prendre part. Alors qu’elle interprétait le personnage de la jeune Katia lors de la création du spectacle à l’Athénée, Catherine Gandois a accepté de passer de l’autre côté du miroir et d’endosser, dans cette version revue et corrigée par Tatiana Spivakova, celui d’Anna, la femme d’âge mûr. Pour accentuer encore cette impression de passage de témoin, c’est à sa propre fille, Sarah-Jane Sauvegrain, qu’a été confié le rôle qui, originellement, avait été écrit pour elle. Un choix loin d’être symbolique, tant la relation entre Anna et Katia relève, dans la pièce, d’un rapport quasi filial, d’un relais générationnel entre deux comédiennes confrontées à la même omerta soviétique.
A bord de L’Etoile Rouge, ce brise-glace marchand réquisitionné par le pouvoir militaire, leur rencontre est presque fortuite. Cantonnée dans une des coursives du navire, Anna s’emploie, avec zèle, à l’entretien du bateau en tant que femme de service ; Katia, quant à elle, fait partie des quelques civils autorisés à voyager sur le rafiot. Jeune actrice en devenir, elle a mis le cap sur Moscou, et son Théâtre d’art, pour enfin pouvoir accomplir son rêve, passer une audition et brûler les planches. Entre elles, les relations se réchauffent peu à peu, à mesure que le lien de confiance s’établit. Alors que Katia irradie de candeur et de fougue, Anna, si elle semble se retrouver dans cette jeune comédienne, paraît toujours sur ses gardes, détentrice de lourds secrets qu’elle n’est pas prête à livrer à la première venue. D’autant que les murs ont des oreilles. Les militaires ne cessent de rôder, d’imposer leur contrôle strict et de surveiller leurs faits, leurs gestes, et surtout leurs dires.
A l’image de cette parole contrainte, le texte de Daniel Besnehard ne se met que très progressivement en place. Les échanges entre les deux femmes ne se font qu’à demi-mot, sur un mode très allusif, et il faudra attendre l’ultime partie du spectacle pour saisir l’ampleur de ce qui se joue, la signification des silences, des non-dits, les raisons de l’attraction-répulsion qu’Anna paraît éprouver envers Katia. Par son substrat même, celui d’une époque soviétique depuis longtemps révolue, Passagères a évidemment, presque intrinsèquement, quelque chose de daté. Le lien avec la Russie d’aujourd’hui, recouverte d’une chape de plomb qui semble peu à peu y entraver la liberté d’expression, aurait pu se faire de façon plus claire, mais la jeune metteure en scène, Tatiana Spivakova, a plutôt choisi de traiter cette pièce comme le vestige d’une époque douloureuse, dont il ne faudrait jamais oublier le souvenir.
Baigné dans une pénombre très travaillée, ce huis clos maritime profite avant tout du jeu tout en finesse du duo de comédiennes. Catherine Gandois et Sarah-Jane Sauvegrain se comportent tels la glace et le feu, complémentaires et opposées à la fois. Dans un geste quasi artisanal, la mise en scène de Tatiana Spivakova exploite l’ambiance très intimiste de la petite salle Paradis du Lucernaire. Plutôt que de transformer la coursive en prison, elle en fait un refuge, qui protège les deux femmes d’un extérieur devenu intensément menaçant. Très en retenue, parfois trop, sa proposition manque toutefois de cette mise sous tension progressive, de cette rampe de lancement qui précipiterait vers le drame final et serait capable, au-delà de l’éveil des consciences, de toucher au cœur.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Passagères
de Daniel Besnehard, accompagné des poèmes de Anna Akhmatova (Requiem)
Mise en scène et traduction des poèmes Tatiana Spivakova
Avec Catherine Gandois, Sarah-Jane Sauvegrain, Vincent Bramoullé
Assistante à la mise en scène Anna Kobakhidze
Création lumières Cristobal Castillo
Scénographie Salma Bordes
Création sonore Malo Thouément
Création costumes Laurane LegroffProduction 984 Productions en accord avec Dominique Besnehard
Coréalisation Lucernaire
Partenaires Rue du Conservatoire et JTN
Soutien Adami
Remerciements à Benoît Lavigne, Arnaud Bertrand, Isabelle Pradissitto, Dominique Besnehard, Sati Spivakova, Ayana Fuentes, Nikolaï Koslov, Laura Benson, Valérie Vernhes-Cottet et Arthur SauvegrainDurée : 1h20
Lucernaire, Paris
jusqu’au 22 mars 2020
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