Toute première encore fragile d’une petite forme destinée à jouer dans des mairies, Au bout de ma langue انا لا اشتكي raconte, à hauteur d’enfant et sous la houlette de Tal Reuveny, le déracinement langagier de l’exil et le chemin d’acceptation pour vivre au présent. Comment sa propre langue peut-elle devenir une madeleine de Proust dès lors qu’on la quitte ?
C’est dans le cadre du dispositif 4×4 initié par les Tréteaux de France, Centre dramatique national en itinérance porté par Olivier Letellier, qu’a vu le jour cette petite forme tout terrain qu’est Au bout de ma langue انا لا اشتكي. Une pièce pour un acteur et deux ventilateurs que met en scène Tal Reuveny, la complice de Louve Reiniche-Larroche à la création de Sans faire de bruit – qui aura justement fait grand bruit en obtenant le prix du Jury au Festival Impatience en 2024. Qu’en est-il de ce programme qui associe un auteur ou une autrice à un lieu, espace public défini ou pièce fonctionnelle appartenant à l’institution autant qu’aux infrastructures qui tapissent notre espace commun ? Du vestiaire à la salle de classe, du garage municipal à la salle des fêtes, d’une bibliothèque à l’église, du bar du coin à la salle des profs, tout est possible et le lieu choisi devient le terreau de l’inspiration pour écrire. Il s’agit là de créer les conditions d’une rencontre, d’une création et d’un débat, d’immiscer l’art là où on ne l’attend pas, de faire de la représentation une irruption dans le réel, en dehors des conventions théâtrales habituelles que sont la boîte noire et la salle plongée dans l’obscurité.
C’est donc hors contexte – dans le Studio Pierre Cardin du Théâtre de la Concorde – que l’on découvre Au bout de ma langue اشتكي انا لا, fruit d’une commande de texte à Simon Grangeat, censé être joué dans des mairies. Pour autant, le public n’occupe pas les gradins originels, mais des bancs et chaises disposés en arc de cercle pour reproduire un rapport scène-salle de proximité. Le spectacle s’adresse aux enfants dès 9 ans et pour cause : son protagoniste a le même âge. Ce jeune héros que nous suivons, c’est Taym, qui vient d’arriver en France avec ses parents et ne parle pas un mot de la langue du pays où il débarque. À l’école, tout le monde s’adresse à lui en français, à la maison l’arabe est son refuge, un retour aux sources, à la petite enfance, au temps d’avant où sa grand-mère lui contait des histoires à n’en plus finir. Simon Grangeat imagine une fable à hauteur d’enfant qui ausculte le déracinement du point de vue de la langue. Ce n’est pas sa terre qui manque à Taym, mais sa langue maternelle, et le français lui apparait comme un magma sonore incompréhensible dont il ne distingue pas un traitre mot. Alors, le garçon s’enferme dans le silence, il se concentre sur la voix de sa grand-mère au téléphone, se cache sous la table de la cuisine pour capter en toute discrétion les conversations de ses parents, il s’enveloppe dans l’arabe comme on se pelotonne sous une couverture, réfractaire à cette nouvelle langue qu’il doit apprendre autant qu’à cette nouvelle vie.
Au plateau, le jeune comédien Omar Salem porte le spectacle avec un bel engagement, encore frais, mais prometteur. Il s’exprime aussi bien en français qu’en arabe, et la volonté de ne pas surtitrer ni traduire plonge le public non arabophone dans la même situation que le petit Taym, déboussolé dans son incompréhension, perdu dans un environnement sonore qui ne fait pas sens pour lui. Avec son petit transistor, il écoute avidement les cassettes de ses enregistrements et la voix de son père chantant, comme on se berce avec des souvenirs, des réminiscences d’avant. Agile, précis, sportif, Omar Salem se jette dans chaque situation qu’il donne à voir sans aucun accessoire réaliste, hormis ce transistor vintage. À l’aide de deux ventilateurs, de la bande déroulée d’une cassette et de quelques tissus qui jonchent le sol, il se glisse sous ses draps ou sous la nappe de la table, devient autre – l’enfant, son père, sa mère ou sa grand-mère, un camarade de classe ou sa maîtresse –, sans que le caméléonisme ne soit un procédé systématique. En pointillés légers, il fait vivre ce récit doux-amer, parfois charmant et sensible, parfois un peu naïf et convenu. Est-ce parce qu’il s’adresse au jeune public que le texte de Simon Grangeat reste à la surface des situations et des questions soulevées ? L’approche est belle et judicieuse – cette impression de se perdre en perdant sa langue –, mais peine à creuser ses intuitions, à tirer jusqu’au bout les fils de ce qui s’esquisse. Il nous reste une impression de « pas assez », de manque, une petite frustration, mais l’on retiendra cependant cette belle image où, au centre des deux ventilateurs faisant crépiter la bande son de son passé, Omar Salem danse, tout en torsions, d’abord face à la frontière qui le sépare de sa nouvelle langue, puis, après l’avoir coupée, au milieu, métaphore de son écartèlement intérieur, de la scission qu’il devra dépasser pour s’intégrer.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Au bout de ma langue انا لا اشتكي
Texte Simon Grangeat
Mise en scène Tal Reuveny
Avec Omar Salem
Création costume et scénographie Goni Shifron
Musique et création sonore Jonathan Lefèvre-Reich
Musique Khaled Aljaramani
Voix off Khaled Aljaramani, Samira Boufelghed, Soulafa Oueshek Helou, Elisa PoliProduction Tréteaux de France, Centre dramatique national
Coproduction TOTEM, Scène conventionnée Art Enfance Jeunesse ; MAIF Social Club, Paris
Avec le soutien de la Direction de la culture de la Ville d’AubervilliersDurée : 50 minutes
À partir de 9 ansThéâtre de la Concorde, Paris
du 21 au 25 octobre 2025Maif Social Club, Paris
du 19 au 21 mars 2026

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