Depuis la fin des années 80, Sylviane Fortuny traverse autant qu’elle fabrique les évolutions du théâtre « jeune public ». Alors qu’elle vient de créer son premier spectacle sans son fidèle compagnon Philippe Dorin, Les Métamorphoses d’Alice, portrait d’une metteuse en scène passionnée toujours aussi curieuse.
Son complice et compagnon avec qui elle a fondé la compagnie Pour ainsi dire en 1996 a décidé d’arrêter d’écrire, « une retraite peut-être » mais elle a toujours l’envie de mettre en scène. Puisqu’elle a (temporairement ?) perdu « son » auteur, Sylviane Fortuny s’est tournée vers Lewis Carroll, dans la foulée d’une petite forme de dix minutes d’après les Frères Grimm qu’elle a inventé pendant le Covid dans lequel « on lisait des extraits d’Alice ». Glisser vers un auteur décédé depuis longtemps « s’est fait spontanément, comme si j’avais moi-même chuté dans le terrier du lapin et que je me trouvais dans un autre rêve ». Elle qui a tant mené de combats pour que vive l’écriture contemporaine à destination du jeune public, s’excuse presque de monter le Britannique du XIXe siècle. « C’est une entorse mais ce n’est pas grave » finit-elle par dire en riant, admettant aussi que ce n’était pas si simple de se tourner vers un autre auteur contemporain que celui de son long compagnonnage.
Rien ne prédestinait Sylviane Fortuny à faire encore du théâtre. Il y a d’ailleurs eu de longues étapes avant d’en arriver là. Cette native de Casablanca, débarquée en France à 14 ans avec ses parents andalous immigrés (dont un père ouvrier imprimeur), a fait des études de psycho et exercé comme éducatrice spécialisée au ministère de la Justice. C’est là qu’elle rencontre des gens de théâtre en plus de sa fréquentation du TNP à Chaillot et de sa pratique amateur. Notamment, il y a le comédien de la troupe permanente du théâtre de Sartrouville, Kim Vinter qui l’engage. À l’orée de ses 40 ans, à la fin des années 1980, voici pour Sylviane Fortuny, « une nouvelle vie qui commence ».
Actrice, manipulatrice de marionnette, elle enchaîne les projets et fera une douzaine de spectacles dès lors qu’elle rencontre Philippe Dorin et que leur duo s’installe dans la profession au point de décrocher en 2008 le Molière du spectacle jeune public pour « L’Hiver, quatre chiens mordent mes pieds et mes mains ». Dans son discours de remerciements, l’auteur s’adresse aux adultes : « on attend plus que vous [les adultes]. N’y allez pas [au théâtre] pour regarder les enfants, mettez-vous devant, pas sur les bords ; ce qui intéresse les enfants au théâtre c’est de regarder les adultes regarder le spectacle ».
Les choses ont bien sûr changé depuis ses débuts. Sylviane Fortuny le constate : « quand on a commencé les comédiens ne voulaient pas venir travailler en jeune public et les metteurs en scènes ne s’y intéressaient pas ». Citant Olivier Py et Joel Pommerat, elle admet sans détour que ces grands noms du théâtre « pour les grands » ont aidé à légitimer celui des plus petits quand ils ont fait La Jeune Fille, le diable et le moulin pour le premier, Le Petit Chaperon Rouge, Pinocchio et Cendrillon pour le deuxième. « Mais il y a toujours un manque de moyens, c’est le type de spectacle sur lequel les directeurs de structures ne veulent pas trop dépenser ».
De leur côté, avec la compagnie, ils font donc de l’écriture contemporaine un crédo absolu et y adjoignent systématiquement des compositions musicales originales, parfois en live, s’attelle au bilinguisme (le russe dans la re-création de Ils se marièrent et eurent beaucoup , 2013, l’espagnol – et le flamenco ! – dans « Des châteaux en Espagne », 2015). Et puis des chants lyriques dans ces Métamorphoses d’Alice. Le rapport à l’image aussi est central : « pendant longtemps je ne me suis pas considérée comme metteuse en scène car j’avais appris sur le tas dit-elle, mon centre de travail était de fabriquer de l’espace, mettre en jeu le rapport du corps à l’image ».
La voilà donc toujours en tournée avec ce nouveau spectacle dont la première a eu lieu à la Courneuve en novembre dernier puis la reprise de leur deuxième création (1999 !), En attendant le Petit Poucet. Cette évocation de Philippe Dorin des guerres des Balkans, avec trois acteurs en formation au GEIQ Théâtre-Compagnonnage pour une itinérance dans la région lyonnaise, est reprise à l’initiative de Jean Bellorini, directeur du TNP, qui les avait déjà beaucoup suivis au TGP de Saint-Denis. Car désormais dit-elle, et c’est un changement majeur avec l’époque de ses débuts, « les CDN se sont ouverts au jeune public ; c’est formidable ».
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
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