Au Théâtre des Quartiers d’Ivry, le metteur en scène, le nez un peu trop collé au texte d’Ibsen, en livre une version lisse et univoque, privée de la complexité qui en fait tout le charme, le sel et la splendeur.
Petit Eyolf est, à bien des égards, une pièce déstabilisante. Déstabilisante dans la situation qu’elle met en jeu, dans le drame absolu qui constitue son coeur battant, la mort d’un enfant de neuf ans, dont Ibsen ausculte les conséquences sur le couple, sur la mère et le père, mais aussi, à travers eux, sur la femme et l’homme qu’ils sont ; déstabilisante aussi dans la façon qu’a le dramaturge norvégien de tout mettre sur la table, de s’adonner, bien avant l’heure, à une opération de transparence totale. Dans cette oeuvre de maturité, rien n’est sous-entendu, mais tout est dit, verbalisé, délivré du for intérieur où les sentiments pourraient rester, et croupir. Le seul moment où l’un des personnages, Rita, renonce à exprimer le fond de sa pensée, c’est lorsqu’elle se trouve aux portes de l’indicible, lorsque, pour tenter de retrouver l’attention exclusive de son mari, Allmers, elle en vient à souhaiter, en creux, la disparition de son enfant. Si les mots fatidiques ne sortent jamais de sa bouche, pour ne pas risquer de provoquer le « mauvais oeil », on peut subrepticement la voir y songer, et l’effet n’en est que plus dévastateur.
Car, bien avant la mort d’Eyolf, le tourbillon qui menace d’engloutir Rita et Allmers naît de la rencontre de deux courants aux dynamiques inverses : alors que lui, de retour des sommets montagneux où il s’était un temps exilé, a finalement décidé de renoncer à son travail intellectuel, à écrire sa grande oeuvre sur la « responsabilité humaine » – que le décès de son enfant, dans une triste ironie, ne lui permettra pas de théoriser, mais d’éprouver – pour se consacrer pleinement à son fils, en situation de handicap, et se réaliser uniquement à travers son rôle de père, elle entend bien profiter de l’occasion pour redevenir une femme aimée et aimante, désirée et désirante, et s’évader de ce carcan maternel où elle s’est laissée claquemurer. D’autant que, tel un cruel miroir, la demi-soeur d’Allmers, Asta, fortuitement de passage, est en parallèle courtisée par l’ingénieur Borgheim, mais aussi par son demi-frère qui, dans un élan d’infantilisation, non dénué d’ambiguïtés, veut faire d’elle le « grand Eyolf », ce frère qu’il n’a jamais eu. Au regard de ce contexte, la noyade du petit Eyolf – que l’on peut considérer comme l’innocente victime sacrificielle d’un couple en crise – dans le fjord situé en contrebas de la demeure familiale apparaît alors comme le détonateur d’une maison déjà fissurée, « rongée » de l’intérieur, pour reprendre les mots de la Demoiselle aux rats, et qu’il faut, après le drame, abandonner tel un tas de ruines ou tenter de reconstruire.
Dans Petit Eyolf donc, tout est non seulement dit, mais tout est également là, en présence, à portée de main, et les metteurs en scène qui s’aventureraient dans son exploration aurait tort de vouloir en rajouter. Sans doute conscient de cette richesse, mais aussi par crainte, peut-être, d’emprunter un travers par trop psychologisant, Sylvain Maurice, dans l’adaptation qu’il en livre au Théâtre des Quartiers d’Ivry, procède avec la main visiblement tremblante, de celles qui n’osent pas empoigner, mais se contentent de frôler, jusqu’à ne pas saisir celle qu’Ibsen lui tend et tomber, par excès de révérence, dans le piège de l’extrême neutralité. Le nez un peu trop collé au texte, qu’il se contente de suivre à la lettre sans en donner de lecture particulière, le metteur en scène accouche d’une version plate et morne de Petit Eyolf, ne parvient jamais à en montrer l’atemporelle universalité et à activer les balles traçantes dispersées çà et là, comme des petits cailloux coupants, par le dramaturge norvégien. Tout entier tourné vers un objectif de limpidité et de clarté, qu’il réussit à atteindre, apparemment hypnotisé par cette fin « heureuse » à la lumière de laquelle il paraît envisager toute la pièce, il rechigne à en examiner les plaies, voire à y remuer le couteau, émousse ses côtés tranchants et s’enlise dans un débordement, trop lisse, de bonté.
Sous sa houlette, les personnages semblent alors, dès les premiers instants, revenus de tout, déjà guéris de leurs blessures à venir, déjà projetés dans l’après, comme s’ils surgissaient d’un lointain passé, à la manière de spectres sans coeur, mus par un simple vague à l’âme, ce qui sclérose toute l’émotion qui émane, en théorie, d’un tel drame. Surtout, dans cet espace scénographique un peu trop quelconque, et déjà-vu, Rita, Almers et consorts apparaissent insuffisamment sculptés. Tandis que, contrairement à Jonathan Châtel qui, dans la belle version qu’il en avait livrée en 2012, l’avait d’entrée de jeu fait disparaître, Sylvain Maurice donne corps au petit Eyolf, sans lui offrir de consistance particulière, le sort réservé à la Demoiselle aux rats s’impose comme le meilleur témoin de ce manque de densité dramaturgique. Vectrice de l’irruption du conte, aux accents moraux, dans le drame ibsenien, cette curieuse sorcière qui, peu après l’ouverture, scelle le destin de l’enfant au nez et à la barbe de ses parents qui refusent de voir leur propre décomposition, elle a, chez Sylvain Maurice, toute juste l’allure d’une vieille folle aux manières un peu familières. Sous-dirigés par manque de vision, les comédiennes et les comédiens, dont le jeu était, de surcroît, encore un peu vert au soir de la première, ne peuvent alors que s’adonner à un bal prosaïque de figures fantomatiques, dont toute la cruauté et l’intransigeance aurait été expurgées.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Petit Eyolf
Texte Henrik Ibsen (éditions Actes Sud-Papiers)
Mise en scène et scénographie Sylvain Maurice
Avec Nadine Berland, Maël Besnard, David Clavel, Constance Larrieu, Murielle Martinelli, Sophie Rodrigues
Création lumière Rodolphe Martin
Création son Jean de Almeida
Collaboration à la scénographie Margot Clavières
Costumes Olga Karpinsky
Direction technique André Néri
Régie générale Marion PauvarelProduction Cie [Titre Provisoire]
Coproduction Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN ; Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne ; L’Archipel – Pôle d’action culturelle Fouesnant – Les Glénan ; Théâtre Montansier – Versailles
Soutien Le Quai CDN – Angers – Pays-de-la-Loire
La Cie [Titre Provisoire] est soutenue par le ministère de la Culture DRAC Bretagne.Durée : 1h25
Théâtre des Quartiers d’Ivry
du 8 au 16 mars 2024L’Archipel, Scène de territoire de Fouesnant
le 21 marsLe Quai, CDN d’Angers
du 9 au 11 avrilThéâtre Montansier, Versailles
durant l’automne 2024
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