Stéphanie Aubin va quitter la direction de la Maison des Métallos à Paris, qu’elle dirigeait depuis 2018. Danseuse et chorégraphe, elle avait été nommée en 2000 à la direction de la scène nationale Le Manège de Reims, devenant ainsi la première femme chorégraphe directrice d’un établissement de ce réseau national. Elle livre dans cette tribune son regard sur le monde de la culture dans une société en pleine mutation.
L’impératif des changements que nous avons à accomplir dans tous les domaines pour aller vers un monde vivable n’épargne pas le secteur artistique et culturel, loin s’en faut. Mais la transformation de ses institutions se fait au ralenti alors qu’elles ont à prouver – en actes autant qu’en nouveaux récits – que l’art et la culture sont les leviers majeurs de la transition écologique. Soutenues par les pouvoirs publics, avec les citoyen·nes qui les fréquentent et les artistes qui les habitent, ces maisons sont depuis toujours des lieux où réfléchir ensemble à nos destinées.
Cependant, face à l’inertie d’un gouvernement impuissant à réinventer les priorités de l’action publique, face à la menace d’un découragement collectif, ou inversement dans le pressentiment d’une radicalisation violente, elles savent, sans bien y parvenir, qu’elles ont à sortir de la dramaturgie du conflit pour réinventer une cause commune, donner espoir et capacité d’agir. Il n’y a pas besoin d’un dessin pour comprendre l’urgence qui se joue ; et l’urgence est d’autant plus impérative que l’on ne peut pas dire que ce secteur, notre secteur puisque j’en fais partie, ait su prendre de l’avance…
Il y a au moins deux raisons à cela : le poids d’une riche histoire et l’ampleur du défi à relever.
Alors que notre passé comme nos idéaux devraient féconder une refondation face aux mutations que nous connaissons, il semble au contraire que l’une comme l’autre inhibent nos capacités à nous réinventer.
Certes, la bascule est violente ; la voix de Malraux résonne encore : « La Culture… ce qui a fait de l’Homme autre chose qu’un accident de l’univers ». Mais la démonstration gagnerait – sans ironie – à se redéfinir à l’ère de l’anthropocène où l’homme et la femme sont reconnus coupables d’accidenter la planète… Comment également continuer à construire notre raison d’être et nos politiques culturelles sur le « plus jamais ça » (guerres et barbaries du XXème siècle) quand le pire est devant nous ? Quand, au lieu de nous retourner pour éviter ce qui s’est déjà produit, nous aurions à assumer d’aller vers l’inconnu, ce que nous ne connaissons pas encore pour
expérimenter de possibles réponses avant qu’il ne soit trop tard ? C’est de la réactualisation de nos missions et de l’élaboration de nouveaux desseins qu’il est question.
Une troisième raison vient à mon sens expliquer – sans justifier – notre manque de réactivité tant au niveau des politiques culturelles, que des institutions et des hommes et femmes qui les incarnent. Dans ce contexte de bascule environnementale, la lecture symbolique de notre présence au monde, sans doute trop inquiétante, semble encore devancée par une approche matérialiste et technique héritée du siècle passé. Alors que nous vivons une rupture
civilisationnelle, une sorte de nostalgie perdure visant seulement à limiter les dégâts sans réel changement de paradigme. Pourtant la prise de conscience commence à émerger mais toujours avec une posture d’immodestie flagrante : « la culture aurait à devenir un modèle d’exemplarité et à s’emparer des enjeux de sa décarbonation » ; là où pour ne pas friser le ridicule il serait plus pertinent de dire « pardon, on a été un peu longs à la détente – d’autres de l’économie sociale et solidaire et parfois du secteur privé ne nous ont pas attendus ».
Mais cette attitude s’explique car le défi est colossal : il ne s’agit pas seulement de troquer nos découpes contre des projecteurs à LED. Notre responsabilité est avant tout culturelle, c’est-à-dire à l’endroit du croisement entre les artistes, les intellectuel·les, les chercheuses et chercheurs de toutes disciplines et la société. Sur chaque territoire, notre fonction est de faire dialoguer les énergies artistiques et citoyennes afin de produire l’ébranlement culturel que la question écologique exige de nous. Et cela ne peut passer que par un changement profond de régime de valeurs.
Notre responsabilité est de regarder dans les yeux la crise existentielle que nous traversons et de forger de nouveaux récits, réensemencer la valeur de nos actions, et produire l’argumentaire autant que la preuve concrète que l’art et à la culture sont essentiels à notre survie. C’est une opportunité historique à prendre à bras le corps pour que l’art et la culture cessent d’être identifiés comme quantité négligeable.
Or ce changement de récit pour être crédible ne peut qu’être le résultat d’un renouvellement de la pensée, incarné dans un véritable changement des pratiques. Ainsi s’impose à nous de remettre en cause nos modèles économiques (saturation d’offres éphémères plutôt qu’un processus de production durable), de critiquer nos référentiels (l’art devenu marchandise plus que ressource), d’encourager (ou de leur enjoindre) nos tutelles à redéfinir qualitativement leur rôle en termes de missions comme de moyens, de réactualiser la mise en œuvre des nôtres, d’inventer d’autres indicateurs, de prendre conscience de la toxicité de nos rapports humains, de quitter la violence concurrentielle et le rapport dominant/dominé, lieux/artistes, de sortir du protectionnisme des prés carrés institutionnalisés (centres de création vs lieux de diffusion), et surtout d’inventer d’autres modes de gouvernance par la prise en compte concrète de l’ensemble des parties prenantes avec implication réelle des usagers comme des artistes dans la définition de nos actions. En une phrase, faire de la coopération la clef de voute de toutes nos conduites dans un remaniement profond de nos façons de penser, de faire et de nous organiser. En somme nous poser, avec Bruno Latour, la question simple et cruciale : « Quel peuple nous voulons être sur quel genre de Terre ? ».
Ce n’est pas rien d’avoir à mettre en pratique cette question en tant qu’entreprises (institutions, lieux, compagnies) ayant à initier des liens renouvelés entre l’art, la culture et la société !
Pour reprendre courage, il est temps de donner une excellente nouvelle : il se trouve que par leur origine, les artistes sont de véritables ressources pour l’ensemble de la société quand il s’agit d’inventer de nouvelles voies. Les processus de créations sont faits de stratégies, de ruses, ou de « contraintes choisies » pour défier les savoir-faire et habitudes. Les artistes savent bouleverser leurs repères sans s’affoler et se faire les experts du « désapprendre », indispensable à faire advenir ce qui n’existe pas encore. La plupart ont quitté la posture du génie solitaire et aiment provoquer la rencontre avec toutes sortes d’autres personnes reconnues porteuses, tout autant qu’eux, de la liberté buissonnière chère à Michel De Certeau.
Pour peu qu’on leur donne l’espace et les moyens d’inventer de nouvelles modalités de partages, qu’il leur soit permis de s’implanter durablement dans les maisons, les un·es comme les autres sont parfaitement à même de participer aux décisions de ce qui s’y passe au lieu de seulement s’y laisser « programmer ». On pourrait là faire la différence entre deep et shallow greening : programmer des spectacles engagés non seulement ne questionne pas nos manières de faire, mais présente aussi un risque d’uniformisation qui lassera même notre bonne conscience.
En revanche, repérer au cœur d’une démarche artistique une façon d’habiter des idées nouvelles, d’explorer d’autres façons de vivre et de penser, d’offrir des expériences qui permettent d’ouvrir d’autres sensations, de cultiver les qualités dont nous avons collectivement besoin dès aujourd’hui et encore plus demain, voilà qui semble correspondre à une éthique et une politique des relations respectueuses d’un vivant bien vivant ! Je n’ai plus la place ici de nommer tous et toutes les artistes susceptibles de se retrouver dans ces termes tant ils sont nombreux, c’est ici la seconde bonne nouvelle que j’ai à donner.
Vivement demain !
Stéphanie Aubin, chorégraphe, curatrice et directrice de théâtre
Bonjour
je cherche à joindre Stéphanie Aubin
merci à celleux qui peuvent me procurer son contact
Nicole Chosson