Stanislas Nordey dit au revoir au Théâtre national de Strasbourg en embrassant une dernière fois ses planches dans Évangile de la nature, un seul en scène stellaire mais verrouillé, adaptation par Christophe Perton du poème antique grec De la nature (Lucrèce 97-55 av JC).
Seul sur la scène du Théâtre national de Strasbourg, le torse ajouré d’un fin drapé noir, Stanislas Nordey habite le texte original du poète et philosophe grec Lucrèce. Des vers déconcertants de modernité et qui représentent un sacré défi pour l’ancien directeur du TNS, comédien et metteur en scène, plutôt habitué à travailler des textes contemporains. Un défi que Christophe Perton lui propose de relever en adaptant De rerum natura (De la nature) du philosophe Lucrèce (97-55 av JC), un long poème de 7 400 vers répartis en six livres qui reprend les théories de son maître Épicure.
Dans De rerum natura, Lucrèce expose avec une rigueur quasiment scientifique la théorie de la régénérescence, qui veut que l’immortalité première réside dans l’alma mater, la terre nourricière : puisque l’atome est au centre de la création, rien ne va au néant, tout se reconstitue. Le temps n’existe plus et la nature n’est pas issue d’une volonté divine, mais une création unique générée par la matière elle-même. L’esprit et le corps forment alors un tout inséparable, ainsi rien ne sert de chercher la richesse, les honneurs ou la gloire, mieux vaut se contenter de peu, c’est là la meilleure façon de vivre heureux.
Comme indiqué par un écriteau projeté au mur avant le début de la pièce : “Lucrèce a écrit son De rerum natura en 70 av JC. L’adaptation Évangile de la nature ne contient aucun ajout à l’oeuvre originale”. La proposition nous place ainsi face au vertige de la modernité d’un texte qui théorise la création de l’univers par la seule force du raisonnement, sans pouvoir s’appuyer sur aucune preuve scientifique tangible. Ce qui en fait un texte éminemment moderne dans son refus des dogmes, dans l’attention promue à la terre, dans sa revendication de la nécessité de “penser” plutôt que de “croire”.
Si certains passages ont été déplacés – le passage de la peste ravageant la cité qui terminait initialement le poème de Lucrère est ici posé en ouverture, c’est désormais la naissance de la démocratie à Athène, ode à l’espoir dans ce nouveau modèle politique et social qui clôt le poème – c’est bien dans le travail de traduction que réside la réelle adaptation. En effet, le poème a connu de nombreuses traductions et la langue de Lucrèce est réputée particulièrement difficile à travailler. Marie Ndiaye et Christophe Perton proposent une nouvelle traduction moins formelle et non versifiée qui, sans volonté d’actualiser le langage à outrance, a été pensée, à raison, dans une économie de mots.
C’est Christophe Perton qui signe lui-même la scénographie : trois pans d’écrans diffusent des atmosphères tantôt telluriques, tantôt aquatiques, tandis qu’au centre pivote une structure ronde où est représenté le ciel d’une toile de Caspar David Friedrich (peintre allemand 1774-1840). Cette structure se divise en anneaux qui ondulent dans de lentes rotations, évoquant ceux d’une planète. La création lumière d’Eric Soyer sculpte par des clairs-obscurs le corps du comédien tout au long ses circonvolutions dans la fin d’un jour qui n’en fini pas de mourir, tandis que le travail musical (signé Emmanuel Jessua et Maurice Marius) nous enveloppe d’un continuum harmonique et cosmique. Autant d’éléments qui nous plongent aux confins de la création de l’univers, mais qui enferment dans le même temps la proposition dans un huis clos crépusculaire, cadenassé, où le comédien, force d’incarnation, est seul en prises avec son texte : on assiste alors, étrangers, au ballet de deux entités en puissance qui se jaugent, oubliant au passage de partager avec nous la vibration de la langue et du raisonnement.
Malgré une interprétation qui va et vient en permanence entre le dedans et le dehors, entre adresses et intériorité, on nous laisse malgré tout sur le perron, ni totalement exclu, ni totalement intégré à ce cheminement de l’esprit, dont l’essence même est pourtant le partage et la pédagogie. L’exaltation de rencontrer un texte si puissant et porteur d’une telle générosité, laisse peu à peu place à un profond malaise : celui d’être laissé sur le bas-côté d’un oratorio sous cloche, un objet total qui s’observe de loin, au lieu de faire ruisseler jusqu’à nous la pensée. Pensée qui s’étiole finalement derrière un au revoir cosmique, geste qui tend à regarder littéralement les cercles converger vers son centre.
Fanny Imbert – www.sceenweb.fr
Évangile de la nature
D’après De rerum natura de Lucrèce
Traduction : Marie NDiaye, Christophe Perton avec la collaboration d’Alain Gluckstein
Adaptation, mise en scène et scénographie : Christophe Perton
Avec : Stanislas Nordey
Composition musicale : Emmanuel Jessua, Maurice Marius
Lumière : Éric Soyer
Vidéo : Baptiste Klein
Photographie : Smith
Assistanat à la mise en scène et aux costumes : Ninon Le Chevalier
Assistanat à la scénographie : Clara HubertProduction Scènes&Cités
Durée : 1h35
Du 13 au 21 décembre 2023 au Théâtre national de Strasbourg
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