On s’agite depuis quelques jours autour du spectacle du metteur en scène Gérald Dumont d’après le livre de Charb, « Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes« , publié après la mort de dessinateur dans la tuerie qui a fait 12 morts au siège de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Dans cet ouvrage, Charb répondait à ceux qui accusaient son journal de provocations répétées à l’encontre des musulmans. S’il est avéré qu’une lecture prévue à Lille dans les locaux de l’université de Lille 2 a été annulée, il est important de rectifier quelques vérités.
Le metteur en scène Gérald Dumont a proposé son spectacle à plusieurs directeurs dans le Off à Avignon, à la Manufacture et à l’Entrepôt. Le spectacle n’a pas pas été retenu comme des dizaines d’autres projets, pour des raisons purement artistiques. « Nous recevons 200 propositions chaque année« , explique Pascal Keiser, le directeur de La Manufacture à Avignon. « Le dossier du spectacle était très succinct, trois pages, pas de vidéo, et nous n’avions pas de possibilité d’aller le voir. Nous avions des doutes sur la qualité artistique du spectacle« . Il est donc faux de crier à la censure. Pascal Keiser, le Président de la Manufacture a tenu à s’exprimer longuement (lire son commentaire en dessous) suite à la demande de droit de réponse envoyée sur sceneweb par Gérald Dumont (également dans l’espace commentaire). Par ailleurs, le directeur du Théâtre de l’Oulle se dit prêt à accueillir cet été le spectacle de Gérald Dumont.
« Courage, fuyons! Ou comment réduire les morts au silence« , s’est insurgé le philosophe Raphaël Glucksmann sur Twitter, tandis que Bernard-Henri Lévy lançait sur le réseau social: « Charb assassiné en 2015, censuré en 2017« .
Que savent ces philosophes de la diversité qui se jouent dans les salles de spectacle en France ? Sont-ils allés voir l’année dernière « We love arabs » programmé à la Patinoire de la Manufacture et qui évoquait avec humour les rapports compliqués entre juifs et arabes en Israël.
Marika Bret, la directrice de Charlie Hebdo et le metteur en scène dénoncent une « censure sécuritaire ». Ils feraient mieux d’aller au théâtre tous les soirs pour écouter des textes engagés et des poètes plutôt que d’agiter d’inutiles polémiques. Pour paraphraser le titre du livre de Charb, leur action s’apparente plutôt à une « escroquerie intellectuelle ».
Stéphane CAPRON – www.sceneweb.fr
Bonjour Mr Capron,
J’ai lu avec intérêt votre article très documenté sur cette « polémique inutile » qu’est l’annulation de ma lecture-spectacle du texte de Charb.
Pour qu’il soit encore plus complet, et faire « attention au mauvais raccourcis », je me permets ce droit de réponse.
Ce projet débute lors d’une rencontre informelle à Manufacture en Juillet. En aucun cas, je ne viens proposer mon spectacle.
Le projet est bien différent qu’une simple location de salle.
Proposer durant quelques jours une rencontre avec Charlie Hebdo durant le festival off à l’occasion des 25 ans du journal, et faire échanger, débattre le public, des journalistes, sociologues, philosophes, dessinateurs, etc…bref, des soirées pour créer des « polémiques inutiles ».
Je ne venais pas avec Mon spectacle,(même s’il fait partie du projet), l’enjeu était ailleurs.
Ouvrir le Off aux rencontres comme il peut s’en faire dans le IN. Et cela, bien entendu, co-construit avec le lieu accueillant, ouvert à toutes propositions.
Il est bien clair que rien n’était conclu avec la Manufacture. Nous devions reprendre contact après l’été.
Il faut savoir que ce projet construit avec Marika Bret de Charlie hebdo a été envoyé en septembre à la Manufacture, puis en octobre par 2 fois, puis à nouveau en novembre. Jusqu’à ce que j’apprenne par hasard en décembre (à moins que cela ne soit janvier) que cela ne se fera pas.
Un simple retour sur mes mails auraient sans doute rendu les choses moins hermétiques et auraient évité cette incompréhension, si c’est bien cela dont il s’agit.
J’aurais même pu envoyer une vidéo si elle m’avait été demandée.
La seule raison évoquée, officieusement, par un proche de la Manufacture considère un problème de sécurité. J’entends.
Je le répète, c’est officieux, mais c’est la seule explication dont je dois me contenter et qu’il me faut répercuter à Marika Bret, elle aussi en attente.
Je n’imaginais alors pas que le projet tel que Charlie et moi le concevions avait été apparemment à ce point incompris et traité avec un tel mépris. Juste donner une réponse, est-ce si difficile?
C’est terrible, le silence. C’est dédaigneux, indigne, grossier et lâche. (Les 190 autres projets reçus par la Manufacture et refusés, ont-ils été traités de la même manière ?) Cela dit, j’ai beaucoup de chance puisqu’il a fallu cette « polémique inutile » pour avoir une réponse via la presse.
Le même mois, nous apprenions que la Mairie de Lomme, dans le Nord, annulait la représentation pour des raisons de sécurité On me promettait un report….J’attends toujours.
Ensuite, j’ai contacté l’Entrepôt. Ils sont enthousiastes. On me propose que je fasse les lectures dans les quartiers. Superbe idée ! Cela avait tant de sens par rapport à ce que nous défendons. Ils devaient simplement en parler aux associations de quartier. J’attends. Encore.
En janvier, nous apprenons que la Fac Lille 2 annule la représentation pour des raisons de sécurité.
Début février, une date prévue à Arras est annulée car la Ligue des droits de l’Homme et le MRAP s’y opposent. Encore une « polémique inutile ».
Quelques jours après, suite à leurs rencontres dans les quartiers, L’Entrepôt décline notre venue.
Je renvoie une contre-proposition, à plusieurs reprises, sans réponse. Encore le silence.
Alors, colère et tristesse…et tout s’est alors enchaîné très vite…vous connaissez la suite….enfin, de loin, de très loin.
Je tenais à vous apporter ces précisions car elles me semblent importantes pour comprendre la situation. L’emballement médiatique laisse des traces, et en même temps nous ne regrettons rien.
Bien au contraire ! Il ouvre le débat, non ? On sort du consensuel.
Si les artistes n’ouvrent pas des polémiques, qui le fera ?
Nous nous sommes pris beaucoup de coups. Il y a un effet d’accumulation qui rend les choses difficilement supportables.
Je voulais aussi vous dire qu’il m’arrive parfois d’aller au théâtre. Pas tous les soirs, parce j’en fais, ce qui, quelque part, le fait vivre.
Et des textes « engagés » merci bien, en 15 ans, j’y ai déjà pensé. J’en ai fait, écrit, je monte des projets avec des jeunes de quartiers difficiles, des jeunes en désocialisation, je fais le lubrifiant social là où personne ne va.
Et s’il y a bien un domaine où je suis légitime, c’est bien celui-là.
On pourrait d’ailleurs débattre de ce que c’est que l’engagement dans le théâtre, de ceux qui sont censé le faire, le programmer, le diffuser le défendre. Mais ce serait sans doute une « polémique inutile ».
Pour éviter « les mauvais raccourcis » voici l’adresse du site de ma compagnie. Car comme aurait pu dire Pascal Keiser, j’ai « certains doutes sur la qualité journalistique de votre article » puisqu’à aucun moment vous avez souhaité entendre un point de vue différent, entre autres le mien ou celui de Marika Bret. (Ce qui franchement, venant de vous, m’a vraiment étonné.)
http://www.theatrek.fr
Cordialement
Gérald Dumont
« C’est terrible, le silence. C’est dédaigneux, indigne, grossier et lâche. »
Mais où sommes-nous ? Comment pouvons-nous tomber si bas dans des mécanismes de manipulation propres aux régimes les plus totalitaires ?
Depuis deux semaines La Manufacture fait face à ce que l’on peut effectivement qualifier d’ escroquerie intellectuelle.
Rappel des faits qui ne correspondent absolument pas à ce qui est décrit dans le droit de réponse de Gérald Dumont.
Tout d’abord, je n’ai à ce jour, et je tiens évidemment à commencer par ce point fondamental, jamais rencontré Gérald Dumont ni Marika Bret au sujet de ce projet. Jamais échangé sur le projet, son contenu, visionné ce spectacle. Gérald Dumont a rencontré notre directeur technique et un membre de notre comité de programmation cet été pour une présentation orale rapide du concept.
Notre mode de fonctionnement à la Manufacture est le suivant : nous reprenons en octobre les visionements par notre équipe de 4 personnes que je préside, complétée par 3 ou 4 autres, nous voyons 30 à 40 projets dans la foulée, rencontrons les équipes artistiques des spectacles et faisons une première sélection en décembre, puis continuons à visionner et terminons la sélection en avril, plusieurs projets ne se produisant qu’entre janvier et avril. Souvent, nous voyons les projets à plusieurs afin de croiser nos avis.
C’est un éloge de la lenteur, mais c’est notre force pour établir notre meilleure programmation de l’année.
Nous avons reçu sur ce projet Charb un dossier très succinct en septembre, sans proposition de date de représentation, de rencontre, sans captation et avons reçu quelques relances téléphoniques en octobre.
Enfin, et ceci est évidemment passé sous silence dans le mail de Gérald Dumont, en novembre – alors que nous débutions notre travail de programmation, les choses se sont faites plus pressantes encore puisque nous avons été mis devant un chantage : soit nous donnions une réponse définitive positive sur une programmation soit d’autres lieux étaient intéressés et programmaient le spectacle.
Nous avons évidemment refusé, et le projet est parti ailleurs, à l’Entrepôt. La vérité est aussi simple que cela.
J’ai dit à l’AFP que nous n’avions pas de leçons de prises de risque à recevoir et que nous taxer d’auto-censure était indigne. Et pas depuis le 13 novembre, nous avons eu dès 2006 des spectacles dénonçant l’islamisme radical qui nous ont valu de nombreuses pressions, intimidations physiques, piratage de notre site internet à de multiplies reprises. Et de nombreux autres projets « à risque ».
En 2016, nous avons programmé « We Love Arabs » dans un contexte sécuritaire qui dépassait la fouille de sacs à l’entrée et que je ne vais pas détailler ici. Nous aurons à nouveau cet été des projets très radicaux. Mais nous prenons nos responsabilités et les mesures nécessaires aujourd’hui au niveau sécuritaire sur des projets que nous avons vus, qui nous plaisent et que nous défendons. C’est notre mode de travail, et notre liberté. Et en aucun cas nous ne pratiquons l’autocensure, cette critique fait finalement rire notre public et les professionnels qui nous suivent depuis de nombreuses années.
Je lis que ce projet pourrait être présenté au théâtre de L’Oulle, tant mieux et j’irai sans doute le voir, enfin, pour me faire un avis.
En attendant, j’aurais apprécié que l’équipe du projet dénonce les prises de position de philosophes ou de personnalités diverses parlant de « déprogrammation » du spectacle à la Manufacture et de « censure » post mortem de Charb.
Afin de respecter la mémoire, la parole, et les valeurs des disparus dont nous nous sentons proches.
Mais pas de ce cirque médiatique qui ne leur fait pas honneur.
Pascal Keiser
Président
La Manufacture Collectif Contemporain