Au Théâtre du Vieux-Colombier, Silvia Costa confie son adaptation de Mémoire d’une fille d’Annie Ernaux à trois comédiennes de la troupe du Français, Anne Kesler, Coraly Zahonero et Clothilde de Bayser. En un délicat rituel de mots et de mouvements, elles font exister au plateau un geste d’écriture complexe. Jouant avec le « je » du livre, elles rendent sensible sa portée collective, son ampleur politique autant que poétique.
« La mémoire est une folle accessoiriste ». Cette phrase de Mémoire de fille d’Annie Ernaux, aucune des trois actrices de la troupe Comédie-Française qui en interprètent l’adaptation par Silvia Costa ne la prononcera. Elle peut pourtant être vue comme l’un des grands axes de la belle traversée que font Anne Kesler, Coraly Zahonero et Clothilde de Bayser du 19ème livre de l’autrice récompensée en 2022 par le Prix Nobel. Tout en se partageant la narration comme dans une course de relais où la qualité de chaque pas primerait sur leur rapidité, les trois comédiennes manipulent en effet des objets de toutes sortes. Davantage que par les interactions qu’elles peuvent avoir entre elles, c’est par leur rapport aux choses qu’elles semblent approcher le poids des mots d’Annie Ernaux. C’est d’abord en dressant une table pour la débarrasser aussitôt, c’est en faisant plonger dans un verre d’eau un ruban rouge ou encore en pliant un tas de petites culottes qu’elles se mettent en relation avec l’autrice, qui à l’âge de 58 ans cherche à rejoindre celle qu’elle fut à 18 ans. Celle qui lors de son premier été loin d’Yvetot et de ses parents allait connaître sa première expérience sexuelle, sa première soumission au désir masculin.
Les petits rituels qui naissent dans cette Mémoire de fille de l’entrelacement du texte et de l’objet ont la force du tremblement, du doute qui poursuit Annie Ernaux tout au long de l’écriture de ce qu’elle décrit comme « le texte toujours manquant. Toujours remis. Le trou inqualifiable ». Ponctuant le livre écrit en 2014, les passages relatant cette difficulté à mettre en mots un épisode du passé sont très rares dans l’adaptation de Silvia Costa, qui se concentre sur les mécanismes de la mémoire et sur les événements de l’été 58 qu’exhume Annie Ernaux : son arrivée à la colonie de S dans l’Orne en tant que monitrice, sa première nuit avec un homme, H, moniteur légèrement plus âgé qui ne tarde pas à la rejeter, sa recherche d’hommes de substitution à celui qu’elle considère comme son Archange, puis pendant deux ans l’absence de ses règles qui prolonge le choc de l’été… Pris en charge par les gestes, par la circulation des objets entres les mains et dans l’espace vide du plateau, le questionnement de l’écriture, de ses freins et ses enjeux, s’ancre fortement au plateau.
Le théâtre, dans cette Mémoire de fille, est pris dans un mélange semblable de tourmente et de ravissement que la littérature dans le récit d’Annie Ernaux. Dans leur bal lent mais incessant, les trois comédiennes déploient un jeu complexe, ambivalent, qui fait écho sans jamais l’illustrer à la relation qu’établit l’Annie Ernaux adulte avec l’Annie Ernaux jeune fille. N’incarnant ni la première qui s’exprime à la première personne, ni la deuxième dont l’été est décrit à la troisième, Anne Kesler, Coraly Zahonero et Clothilde de Bayser ajoutent une strate au travail de l’écrivaine. D’où leur présence à toutes les trois pour porter la seule voix, fut-elle scindée en deux, d’Annie Ernaux. Sans avoir besoin d’ajouter leurs mots à ceux du livre, elles accèdent à la quête de la jeune Annie par la plus âgée en allant elles-mêmes sur les traces de cette dernière. Chacune avec sa sensibilité et sa manière d’appréhender la scène, mais formant par leurs rituels un collectif uni dans sa recherche, les interprètes semblent sans cesse chercher en elles-mêmes l’écho des phrases d’Annie Ernaux. Ce dialogue sans paroles, dont seules des traces nous parviennent, témoigne subtilement de la dimension collective et politique d’Annie Ernaux. Il en révèle aussi la poétique particulière, fortement arrimée à un réel qui ne se laisse approcher qu’avec difficulté, au prix de stratégies littéraires à renouveler sans cesse.
En tissant ensemble une toile dans l’embrasure d’une porte, en jouant avec leurs reflets dans des miroirs ou encore en transformant le plateau en chambre noire tout en se répartissant la partition déjà fragmentaire de Mémoire de fille, les actrices attestent de la « valeur collective du ‘’je’’, du monde du texte » dont parle Annie Ernaux dans L’Écriture comme un couteau[i]. Grâce au vocabulaire mis en place par Silvia Costa, forgé entre autres auprès de Roméo Castellucci avec qui elle a longtemps collaboré, elles donnent une forme toujours mouvante au « dépassement de la singularité de l’expérience, des limites de la conscience individuelle qui sont les nôtres dans la vie ». La dimension politique de leur geste, comme de l’œuvre d’Annie Ernaux dans son ensemble, s’exprime subtilement. À travers ses actes qui le relient souvent à Mémoire de fille par la métonymie, le petit collectif de femmes du Vieux-Colombier oppose à la violence du regard porté par l’homme sur la femme une douceur réparatrice. S’il y a toujours « chaque jour et partout dans le monde des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre », il y a aussi des femmes qui s’unissent contre cette répétition, en répétant elles-mêmes une tout autre musique.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Mémoire de fille
Adaptation, mise en scène, scénographie, costumes et lumière : Silvia Costa
Musique originale et collaboration artistique : Ayumi Paul
Collaboration à la scénographie : Thomas Lauret
Assistanat à la mise en scène : Robin Ormond de l’académie de la Comédie-Française
Assistanat aux costumes : Clément Desoutter de l’académie de la Comédie-Française
Assistanat aux lumières : Nicolas FaucheuxDistribution : Anne Kesler, Coraly Zahonero et Clothilde de Bayser de la troupe de la Comédie-Française
Durée : 1h15
Théâtre du Vieux-Colombier
Du 7 juin au 16 juillet 2023
[i] L’écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Éditions Gallimard, 2011.
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