Au Théâtre de la Ville, Charles Tordjman et Serge Maggiani remettent sur le métier leur diptyque Je poussais donc le temps avec l’épaule, près de 20 ans après sa création. Avec une fluidité remarquable, le comédien fétiche d’Emmanuel Demarcy-Mota y cisèle des fragments d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, jusqu’à retisser les liens avec ces souvenirs qui forgent ou hantent toute une vie.
Encore davantage, sans doute, qu’il y a près de 20 ans, lors de la création de Je poussais donc le temps avec l’épaule, Serge Maggiani fait, aujourd’hui, l’expérience intime de la fabrique proustienne des souvenirs. Comme le génie français l’avait fait en son temps pour bâtir son chef d’œuvre cathédrale, À la recherche du temps perdu, le comédien, fidèle, notamment, d’Emmanuel Demarcy-Mota, a dû aller fouiller, pour cette « re-création », dans les tréfonds de sa mémoire pour retisser des liens avec son propre passé, avec un texte qu’il avait su brillamment dompter, déjà, au début des années 2000, mais dont il ne lui restait plus, de son propre aveu, que du « vent » et de « l’impalpable ».
Aux commandes d’une adaptation de son cru qu’il a choisi de ne pas modifier, il traverse, dans ce « Temps 1 », comme première partie d’un diptyque, les trois premiers tomes de La Recherche – Du côté de chez Swann, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes – au long de fragments savamment choisis et compilés. Des premiers mots « Longtemps je me suis couché de bonne heure » au drame matriciel et fondateur du coucher, en passant par la mort de la grand-mère et la célèbre madeleine, il offre une magnifique réminiscence à ceux qui l’auraient lue ou une impeccable mise en bouche aux plus néophytes. Avec ce phrasé si particulier, il parvient, tout à la fois, à dire la nostalgie et la douleur de cet homme qui tire les fils de son passé et cherche à reconstituer le puzzle d’un temps désormais révolu.
Quelques années ont passé, certes, mais Serge Maggiani revient avec la même allure longiligne, le même manteau noir, qui élance encore sa silhouette, et surtout la même conviction. Déambulant dans une sorte de vaisseau-caverne blanc – une proposition scénographique de Vincent Tordjman aux accents très régyesques -, magnifiquement éclairé par les lumières de Christian Pinaud, il n’a rien perdu de sa remarquable aisance. Il est facile de se laisser happer, voire dévorer, par la syntaxe proustienne, d’une complexité redoutable, mais le comédien la maîtrise, sans la toiser, lui confère la force de l’homme d’âge mûr et la clarté de ceux qui en ont vu bien d’autres.
En 20 ans, les spectateurs, aussi, en ont vu d’autres, et, au petit jeu des comparaisons, Un Instant de Jean Bellorini, récemment créé au Théâtre Gérard-Philipe, rafle la mise. Avec la même matière proustienne, le jeune metteur en scène avait offert à La Recherche cette délicatesse et cette sensibilité qui lui avaient permis de s’émanciper d’un certain académisme dans lequel Je poussais donc le temps avec l’épaule, aussi techniquement irréprochable soit-il, ne peut s’empêcher, parfois, de tomber. Sans pour autant, et malgré tout, ternir son aura de performance théâtrale.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
JE POUSSAIS DONC LE TEMPS
AVEC L’ÉPAULE
d’après
MARCEL PROUST
mise en scène
CHARLES TORDJMAN
avec
SERGE MAGGIANI
scénographie
VINCENT TORDJMAN
musique
VICNET
avec la collaboration du
QUATUOR STANISLAS
lumières
CHRISTIAN PINAUD
Production
Cie Fabbrica avec Prima donna/Les 2 BureauxCoproduction
Sortie Ouest, domaine départemental de Beyssan, BéziersDurée: 1h10
CREATION AU THEATRE DE LA VILLE / ESPACE PIERRE CARDIN Du 03/06/19
au 22/06/19
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