Plateau dépouillé et éclairage minimal, la pièce russe Radio-Pacha narre la vie d’un soldat blessé en Ukraine et amputé d’une jambe, un sujet délicat qui a du mal à trouver sa place sur les scènes de Russie.
Depuis que Moscou a lancé son offensive contre l’Ukraine il y a trois ans, plusieurs centaines de milliers de soldats ukrainiens et russes ont été tués ou blessés. Mais en Russie, montrer les blessés ou en parler est largement tabou – tant chez les partisans de cette opération militaire que chez ses détracteurs. Pour preuve : Radio-Pacha a été présenté fin février à huis clos dans un théâtre de Moscou.
Le personnage principal, Pavel Lazarev, Pacha (diminutif de Pavel), est blessé dans les combats en Ukraine et amputé d’une jambe. À l’hôpital, il rencontre Irina, une bénévole qui aide les blessés. « Lorsque je suis allée travailler en tant que bénévole dans un hôpital à l’automne 2022, j’ai commencé à écrire des récits que je ne publiais nulle part », explique Irina Bougrycheva, l’autrice de la pièce, dans un entretien avec l’AFP. « Tout ce que je voyais, c’était une autre vie dont personne ne parle, que nous ne voyons pas à la télévision », dit-elle. Irina raconte avoir lâché blogs et réseaux sociaux au moment du choc du début de l’offensive, le 24 février 2022. « Parce que les gens qui m’étaient autrefois proches m’écrivaient comme si c’était moi qui bombardait Kiev », se souvient-elle, illustrant le sentiment d’une partie des Russes qui s’estiment injustement assimilés aux décideurs politiques et militaires.
« Toucher la guerre »
Depuis, Irina Bougrycheva a abandonné le journalisme et a suivi une formation pour devenir masseuse. Forte de ses nouvelles compétences, elle a franchi le seuil d’un hôpital où étaient soignés des soldats de retour d’Ukraine. Après ses visites dans cet établissement, Irina a repris l’écriture. Elle a rassemblé les récits sur les blessés qu’elle soignait dans un livre intitulé Je touche la guerre avec les mains, à paraître prochainement. « Mes récits, c’est du documentaire sans aucune connotation politique. Je ne suis d’aucun côté. C’est l’âme humaine qui m’intéresse », souligne Irina, qui s’est inspirée de ses échanges avec le soldat Pavel Lazarev pour sa pièce.
Ce soir-là, sur l’une des scènes – la plus petite – du théâtre Vakhtangov dans la capitale russe, le comédien qui incarne Pavel raconte à une centaine de spectateurs son expérience du front en Ukraine, sa blessure, puis l’amputation. Le personnage dit vouloir rester optimiste et qu’il sera « heureux malgré tout ».
Radio-Pacha, le titre du récit transformé plus tard en pièce, est venu à Irina Bougrycheva et à l’observateur Pavel Lazarev parlant sans arrêt au téléphone à l’hôpital où il était soigné. Le récit a attiré l’attention de Lioudmila Manonina-Petrovitch, metteuse en scène dans un petit théâtre privé de Saint-Pétersbourg, Kovtcheg, qui a monté Radio-Pacha. Lioudmila Manonina-Petrovitch souhaite que le spectateur « comprenne » les soldats qui reviennent d’Ukraine, que « la société soit prête à leur retour, prête à les accepter ».
« Revivre sa douleur »
Dans le public, Alexeï, un militaire de 27 ans revenu d’Ukraine, ne retient pas ses larmes. « Le spectacle est très touchant. Il évoque beaucoup de souvenirs. Les souvenirs de nos camarades qui ont péri », dit-il. Pendant toute la représentation, (le vrai) Pavel Lazarev tient la main d’Irina Bougrycheva. Ouvrier dans une usine métallurgique, il se souvient du jour où il a été mobilisé. « J’avais déjà derrière moi le service militaire en Tchétchénie. Je savais que je serais utile » en Ukraine, explique-t-il à l’AFP. « On m’a appelé et j’y suis allé ». Il raconte avoir participé aux combats pour Marinka, une ville de la région orientale ukrainienne de Donetsk, finalement conquise par les Russes fin 2023. « À travers ces spectacles, chaque soldat voit sa propre histoire, revit à nouveau sa douleur. Ça soulage », explique-t-il.
Mais la pièce a des difficultés à être programmée et ses autrices ont toutes les peines du monde à financer leur projet. Ni l’État russe, qui s’efforce de renvoyer l’image de soldats bien portants, en route vers la victoire, ni les structures privées n’ont pour l’instant manifesté d’intérêt. La pièce est surtout jouée dans de petites maisons de la culture de la banlieue de Saint-Pétersbourg. Ceux qui dénoncent l’opération militaire ne se penchent pas non plus sur le sort des blessés car ils rejettent toute compassion envers la totalité des belligérants.
Konstantin Zelensky, l’acteur qui interprète Pavel Lazarev, défend l’offensive en Ukraine et il dit s’être glissé sans peine dans la peau de son personnage. « Je n’avais rien à inventer. Mon frère a été mobilisé et j’ai beaucoup d’amis qui sont là-bas », souligne le comédien. Il se lamente que la pièce laisse le milieu théâtral indifférent. « Notre bohème théâtrale ne soutient pas l’opération militaire spéciale. Nous réalisons notre projet sans soutien, malgré tout », confie-t-il.
© Agence France-Presse
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