Programmé pour la première fois en France dans le cadre du festival Montpellier danse, Rush de Mette Ingvartsen travaille au plateau la question d’une œuvre au long cours. Un spectacle sur la mémoire et sa réactivation au présent qui offre une partition de jeu et de danse à une performeuse hors-pair, la danseuse Manon Santkin.
De façon générale, lorsqu’une ou un artiste de spectacle vivant – quelle que soit la discipline – décide de jeter un regard rétrospectif sur son travail, il le fera à travers un ouvrage, voire, un film documentaire. Nettement plus rarement en passant par le plateau. C’est que l’exercice dans ce dernier cas est périlleux, en ce qu’il pourrait relever du pot-pourri, du médiocre Best of réunissant les séquences les plus fortes de certains spectacles. Imaginant avec la danseuse belge Manon Santkin Rush, la chorégraphe et danseuse danoise Mette Ingvartsen tire – nonobstant quelques longueurs – intelligemment son épingle du jeu. Remontant jusqu’à vingt ans en arrière, les deux artistes livrent à travers une création aussi ludique que généreuse, joyeuse que subtilement didactique, une exploration du re-enactment tout en imaginant une forme nouvelle – excédant et reformulant les spécificités de chaque pièce convoquée. Ce faisant, se déplie une réflexion pertinente sur ce que portent les spectacles, sur les traces qu’ils laissent dans la mémoire du public et des interprètes, et sur ce qu’est la construction d’une œuvre au long cours (une sorte de politique des auteurs transposée du cinéma à la danse).
Comme l’explique (lors de la conférence de presse de Montpellier danse) Mette Ingvartsen, c’est dans leur compagnonnage que Rush puise son origine. Les deux artistes, qui se sont rencontrées lorsqu’elles étudiaient à l’école P.A.R.T.S. à Bruxelles, travaillent ensemble depuis 2003, année de la première création de Mette Ingvartsen. Elles n’ont eu, depuis, de cesse de se retrouver, Manon Santkin participant à la majorité des créations suivantes de la chorégraphe jusqu’à Moving in Concert, en 2019. Leurs retrouvailles se donnent, ici, autant comme la prolongation d’une amitié que d’une rechercheau plateau – Mette Ingvartsen soulignant volontiers la grande plasticité de jeu de Santkin. Cette virtuosité à raconter, interpréter, embrasser de multiples états, danses et atmosphères la danseuse la déploie en suivant un parcours chronologique à travers des fragments de cinq pièces créées entre 2003 et 2014 (d’autres créations venant de façon plus fantomatique par des éléments scéniques, des musiques, des citations par la danseuse, irriguer le tout). Parmi les cinq parcourues, il y a Manual Focus (2003), To come (extended), créé en 2005 et « augmenté » en 2017, Why We Love Action (2007), The Artificial Nature Project (2012) et 7 Pleasures (2015).
C’est sur un plateau dont le sol et le fond de scène blancs composent un white cube autant qu’une page blanche sur laquelle va s’écrire une nouvelle partition chorégraphique que la danseuse évolue, nue une grande partie du spectacle. Investissant tout l’espace, s’adressant volontiers directement au public, le sollicitant parfois, utilisant les quelques éléments présents sur scène (couvertures de survie disséminées dans l’espace, machine permettant de faire voler lesdites couvertures, table blanche), Manon Santkin orchestre, interprète ou réinterprète. Passant d’un registre à l’autre elle résume des mouvements, décrit la lumière, la musique, les gestes de ses comparses, précise les intentions de jeu, proposant parallèlement une gestuelle souvent recomposée. Par sa grande justesse de jeu et de présence comme par l’articulation fine des séquences, l’ensemble compose une forme fluide et ludique, qui nous balade entre les tempéraments et les propos en déjouant toute sacralisation des pièces évoquées. Une position qui s’énonce dès l’introduction où, encore en coulisses, la danseuse s’adresse au public en voix-off, détaillant scrupuleusement ce qu’il se passe pour elle avant d’entrer en scène. Volontairement triviale et un brin potache, cette séquence inaugurale pose, mine de rien, l’un des principes du spectacle : ne pas éluder la question des humeurs, des fluides, des émotions, des sensations, des désirs. Ceux qui infusent un spectacle, comme la personne qui l’interprète.
En travaillant cette question, Rush – dont la polysémie évoque autant l’urgence et l’intensité, que les matériaux premiers tels les rushs d’un film – imagine un rembobinage doublé d’un remontage stimulant. Par la question du re-enactment, soit de comment faire revivre autrement, en assumant une unicité de lieux, d’accessoires, d’espace, comme l’absence des autres interprètes. Et puis il y a, aussi, le jeu réflexif inévitable entre une œuvre et ce qu’elle produit : Manon Santkin a beau expliciter l’enjeu des pièces qu’elle réactive, rien n’assure que celles-ci parvenaient véritablement à atteindre leurs enjeux. On touche alors à la question de l’intention, de l’écart entre ce qui est fait et ce que cela produit, esthétiquement, politiquement. Ce qui est ici certain, c’est qu’en dépit de longueurs finales (notamment pour le dernier spectacle évoqué), Rush donne à voir ce qui dans le travail commun du duo meut le corps de Manon Santkin : un corps en prise avec le désir, la jouissance, le plaisir, l’épuisement, la violence. Un corps singulier pris dans un corps social plus vaste traversé de questions politiques. Un corps qui se met à nu pour éprouver ce qu’il a déjà traversé et souligner comment la mémoire de nos expériences passées nous constitue – voire, nous fait cheminer.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Rush
Création 2023
Concept et chorégraphie : Mette Ingvartsen
Avec : Manon Santkin
Assistant chorégraphique : Thomas Bîrzan / Directeur technique et création lumière : Hans Meijer / Technicien son et création sonore : Milan Van Doren / Technicien : Jan-Simon De Lille / Musique : Will Guthrie, Peter Lenaerts, Gregorio Allegri, Gene Krupa and Buddy Rich, Benny Goodman / Management : Ruth CollierProduction et administration : Joey Ng
Communication : Jeroen Goffings
Production Great Investment vzwCoproduction Charleroi danse centre chorégraphique de Wallonie – Bruxelles / STUK cofinancé par le programme Europe créative de l’Union européenne dans le cadre de DANCE ON PASS ON DREAM ON, VIERNULVIER / Montpellier Danse / Tanzquartier Wien / SPRING / CND Centre national de la danse / Perpodium
Great Investment est soutenu par des Autorités flamandes, La Commission communautaire flamande (VGC), le Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge et le Conseil danois des arts.Durée : 1h30
Montpellier Danse 2024
Hangar Théâtre
Du 25 au 27 juinDansehallerne, Copenhague (Danemark)
Les 3 et 4 septembreShort Theatre – Rome (Italie)
Les 10 et 11 septembre 2024Théâtre de Rotterdam (Pays-Bas)
Les 4 et 5 octobre 2024Centre National de la Danse – Paris
Du 22 au 24 octobre 2024Tanzquartier – Vienne (Autriche)
Les 5 et 6 décembre 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !