Se plaçant sous la figure tutélaire de Federico García Lorca, Virginie Despentes crée Romancero Queer. Un spectacle assez consensuel dont la force critique peine à émerger.
En mars 2024, Virginie Despentes créait au Théâtre du Nord – où elle est artiste associée – Woke, co-écrit avec Julien Delmaire, Anne Pauly et Paul B. Preciado. Retrouvant une partie des interprètes de ce spectacle, l’autrice et réalisatrice signe, avec Romancero Queer, le deuxième opus de ce qui constituera un triptyque. Au lieu de réunir une pluralité de langues et de plumes, elle en assure seule l’écriture et la mise en scène, livrant un spectacle décevant à différents égards. Déception, oui, tant le travail de Despentes a, à son endroit, donné à voir ce qu’on ne veut pas voir, travaillé à visibiliser des vies et des personnes marginalisées, silenciées – avec une façon bien à elle de dynamiter la morale. Alors, certes, il est bien question de personnes queers, dont les vies sont parmi les premières menacées par le fascisme ambiant – le spectacle le martelant volontiers. Pour autant, la forme comme le propos sont à la peine.
« L’essentiel, c’est toujours le hors-champ » constitue la première phrase du spectacle. Dont acte, et c’est cet « essentiel » que Romancero Queer met en scène en jouant sur les sédiments du hors-champ. L’histoire se déroule ainsi dans les coulisses d’un théâtre où une équipe – les sept interprètes et le coach sportif du metteur en scène – répète La Maison de Bernarda Alba de Federico García Lorca. Soit une pièce où les femmes voient leurs désirs empêchés. Le metteur en scène, Michel, l’adapte avec une distribution queer réunissant des femmes racisées, des personnes non-binaires, des femmes de plus de cinquante ans, une femme ayant fait de la prison, des personnes LGBTQI. Si on ne le verra jamais, Michel constitue l’archétype de la figure de l’hétéropatriarcat : outre que son intérêt pour une distribution queer est un mélange d’opportunisme et de réaction typiquement bourgeoise – ne se sentir concerné par un sujet que lorsqu’il vous touche directement –, car liée à la non-binarité de son enfant, ce sexagénaire blanc cis hétéro distribue ses faveurs et ses humiliations comme bon lui semble.
L’on suit les affres de l’équipe, l’ensemble se déployant dans une scénographie conventionnelle et peu intéressante formellement : un rideau de lames couleur crème permettant apparitions et disparitions des personnages, et des cubes de différentes tailles – sur lesquels les interprètes s’assoient – recouverts de la même moquette grise que le sol. Dans ce lieu neutre, les membres de la troupe se croisent et se retrouvent au fil des répétitions. Les personnages échangent à bâtons rompus autant sur leur vie que sur leurs conditions de travail précaires. Il y a Nina, jeune femme obsédée par le fait que sa copine la trompe ; Faïrouz, militante lesbienne et star de série télé, outrée que le metteur en scène, jaloux de sa notoriété, la relègue ; Gaby, marquée par ses années de prison ; Max, coach sportif méfiant quant à ce petit monde théâtral où se pratiquent bien volontiers les rapports d’autorité intellectuelle ; Lou, jeune première hétéra défendant Michel coûte que coûte ; Vita, influenceuse au bagout incroyable ; André, ayant subi un viol dans son enfance ; et Wanda, archétype de la femme hétéra confondant l’empathie et le sacrifice, dont le fils dealer a été condamné pour violences conjugales. Dès les premières minutes, les dialogues sont traversés de références à l’actualité, des ravages de la politique menée par Trump au fascisme partout omniprésent, de l’addiction à la cocaïne – question très présente dans Cher connard de Despentes – au génocide à Gaza. Cela aurait pu être percutant, incisif et abrasif. Mais, au soir de la première, le spectacle se révélait convenu avec son écriture appuyée, prenant bien peu de risques dans ses énoncés. Outre que les personnages sont brossés à gros traits au risque permanent du cliché, les punchlines – quoique pour certaines efficaces – sont bien trop volontaristes pour dépasser la saillie émoustillante à peu de frais, et vite oubliée.
La trajectoire des membres de ce petit groupe, qui abandonnent leurs bisbilles et désaccords pour devenir solidaires les un·es des autres et monter collectivement leur propre version de La Maison de Bernarda Alba, est à l’image des dialogues et des caractères : attendue et lisible, sans ambiguïtés ni aspérités, voire manichéenne. Loin d’un portrait au vitriol du champ théâtral, bien loin, également, d’une critique radicale de notre société et de ses structures se déployant dans une inventivité formelle, Romancero Queer se donne comme un pastiche de boulevard – sans la précision géniale de la mécanique. Une révolte de salon débouchant sur un final de cabaret. L’on a beau saisir la démarche de Virginie Despentes de vouloir raconter la puissance créative, mais aussi la fragilité, de certaines existences éloignées de l’hétéronormativité, l’ensemble a beau raconter un cheminement vers la liberté, il se déplie paradoxalement dans un dispositif théâtral très bourgeois. Quant aux références à Lorca, qu’il s’agisse de La Maison de Bernarda Alba ou de Romancero gitano – un recueil de poésie où l’écrivain héroïse dans la tradition des romances (poèmes narratifs espagnols) la partie la plus marginalisée et maltraitée de la population andalouse –, ces clins d’œil analogiques sont équivoques. Constituant des références et de stimulants soubassements intellectuels, ils jouent aussi le rôle de parapluie intellectuel – d’arguments d’autorité, donc –, sans donner densité et perspective conséquente au propos. Et ni la distribution, pourtant géniale par la qualité de ses interprètes, ni le séduisant final, ni même l’impeccable monologue de Faïrouz – où l’on retrouve brièvement la verve de Despentes – ne parviennent à arracher l’ensemble à un effet, lui radical, de neutralisation des luttes évoquées.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Romancero Queer
Texte et mise en scène Virginie Despentes
Avec Sasha Andres, Amir Baylly, Casey en alternance avec Naelle Dariya, Mata Gabin, Soraya Garlenq, Mascare, Soa de Muse, Clara Ponsot
Assistanat à la mise en scène Fatima Ben Bassal
Scénographie et lumières Camille Duchemin
Composition musicale Varou Jan
Son Annabelle Maillard
Costumes Marie La Rocca
Collaboration dramaturgique La Rata
Fabrication des accessoires, costumes et décor ateliers de La CollineProduction La Colline – théâtre national
Durée : 1h40
La Colline – théâtre national, Paris
du 20 mai au 29 juin 2025Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon
du 17 au 21 mars 2026
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