Déjà accueillis par deux fois au Maillon en 2013 et en 2021, Anestis Azas et Prodromos Tsinikoris y présentent leur nouvelle création. Programmé dans le cadre du temps fort « Corps politiques », Romáland s’intéresse à la communauté rom de Grèce en donnant la parole aux premier·es concerné·es.
Alors que le théâtre public affirme, par certains artistes comme par certains spectacles, la nécessité de donner de la voix à des personnes, des corps, des communautés ainsi que des expériences invisibilisés, des taches aveugles demeurent encore. C’est l’un des constats sans appel qu’amène Romáland (spectacle accueilli en co-réalisation avec le Conseil de l’Europe, dans le cadre de « Opre Roma »). Car, en se penchant sur la vie des Roms grecs – qui constitue l’une des plus anciennes communautés roms d’Europe –, le spectacle nous renvoie de fait à la situation subie par les Roms en France – où la pauvreté, la vulnérabilité, la ghettoïsation existent aussi. D’autant que ce sont des morts, à chaque fois provoquées par des policiers – celle d’un adolescent, Kostas Fragoulis, en décembre 2022, et celle, un an plus tôt, de Nikos Sampanis, 18 ans –, qui sont à l’origine de Romáland – meurtres rappelant celui (parmi les plus récents) de Maïky Loerch, 28 ans, tué par un gendarme en juillet 2024. Et si le cinéma documentaire – comme de fiction, mais allant pour ce dernier plus volontiers vers la folklorisation – donne de longue date la parole à des personnes roms – citons le travail de la cinéaste Marie Dumora –, on ne peut guère en dire autant du théâtre. Mais reprenons. Porté par les dramaturges et metteurs en scène – travaillant par ailleurs autant en Grèce qu’en Allemagne – Anestis Azas et Prodromos Tsinikoris, Romáland choisit d’aborder son sujet en donnant la parole aux concerné·es. Ladite parole, en se déployant dans un dispositif plutôt simple et empreint de délicatesse, où le témoignage est au centre, va faire résonner les questions de la relégation, du racisme systémique et des violences persistantes.
Avant de les voir et de les entendre, on découvre d’abord la scénographie qui, par ses quelques éléments, se joue des attendus. Une chaise en plastique, une cabane de bois avec un toit en tôle, des herbes et des rochers, des sièges de voiture, une guitare ou encore un grand panneau publicitaire délabré – qui servira d’écran de projection – signalent un environnement cochant toutes les cases des stéréotypes. La présentation des lieux, c’est l’assistant à la mise en scène Avraam Goutzeloudis, lui-même Rom, qui la réalise. D’abord seul en scène, le jeune homme s’adresse au public de façon directe et décontractée. Le plus simplement du monde, il se présente, introduit les lieux et le clarinettiste George Dousos – seule personne au plateau, avec l’assistante des interprètes Liana Taousiani, à ne pas être Rom. Dès cette séquence d’ouverture, l’ironie et les tacles adressés aux préjugés et clichés sont là. Est ainsi présent ce que le spectacle va mettre au travail : les questions de la fétichisation et de la romantisation – les Roms étant tellement pittoresques avec leur musique, leurs danses et leurs savoir-faire d’antan –, qui ne sont que la face faussement aimable d’un anti-tsiganisme décomplexé et systémique recouvrant des formes très violentes.
Le risque de la ventriloquie par la capitalisation d’artistes gadjos (non-Roms) sur des violences endurées par d’autres, Avraam Goutzeloudis l’expose d’entrée de jeu. Mais, plus encore que l’énonciation claire de ce risque – qui pourrait s’en tenir à la pirouette rhétorique –, c’est tout le spectacle à venir qui déjoue la possible instrumentalisation par son respect des interprètes. Et l’exigence de soin et d’attention produit autant un tempérament sincèrement généreux – permettant le surgissement d’une foule d’émotions – qu’une sorte de timidité formelle. On pourrait ainsi dire de Romáland que c’est un spectacle à la structure très lisible. Faisant le lien permanent entre les metteurs en scène (que l’on ne verra jamais), les comédien.nes (Angeliki Evangelopoulou, Theodosia Georgopoulou, Melpo Saini, Giorgos Vilanakis) et les spectateur·ices, Avraam Goutzeloudis orchestre le tout avec douceur. Sont d’abord rejoués les castings filmés – Anestis Azas et Prodromos Tsinikoris ayant constitué l’équipe au fil de recherches et rencontres menées dans différentes régions et villes de Grèce, comme Zefyri, Thessalonique, Larissa et Serres. À ces présentations succèdent, dans un tressage entre documentaire et fiction, des témoignages sous forme de dialogues ou de monologues, des scènes de vie racontées et rejouées, des chants et des musiques – pour certaines composées pour l’occasion, tel un génial morceau de hip-hop. L’ensemble s’articule autour de thématiques : le travail, l’accès à l’éducation, les habitats précaires, les relations amoureuses, la famille, les liens avec la justice et la police. Toutes sont traversées par la marginalisation systémique, le racisme, les violences. L’adresse directe face public, redoublée par la projection en simultané sur l’écran, crée un double mouvement, entre la création d’une proximité entre public et interprètes et la protection de ces dernier·es qui sont comme moins exposés.
L’une des forces de Romáland est bien de raconter un « monde », des vies, soit les entraves et les violences subies, mais aussi les joies et les forces – à l’image de ce témoignage d’une jeune femme rom adoptée et partie vivre quelque temps avec sa famille naturelle. Le spectacle porte ainsi en lui toute une palette de nuances, et ne caricature pas les interprètes réuni·es. Quant à l’inscription dramaturgique dans un conte rom – la création s’ouvrant et se clôturant avec des formules spécifiques –, elle signale le souci de laisser toute leur agentivité à celles et ceux qui sont en scène. Si l’on peut regretter l’écriture scénique parfois un brin trop sage et répétitive, la création permet par sa délicatesse – traversée de traits d’humour et de piques efficaces – d’éviter un pathos dont la surcharge compassionnelle aurait pu faire écran au propos, qui demeure quant à lui sans fard dans sa dénonciation méthodique. Car ce que déploie l’ensemble est bien la mise au travail de l’idée de corps politiques, ou comment les assignations, les violences, le racisme, les inégalités économiques et sociales déterminent et marquent, voire tuent ; mais que, face à cela, les prises de paroles, les luttes collectives et les mises en mouvement permettent de dépasser les assignations.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Romáland
Texte et mise en scène Anestis Azas, Prodromos Tsinikoris
Avec Angeliki Evangelopoulou, Theodosia Georgopoulou, Avraam Goutzeloudis, Melpo Saini, Giorgos Vilanakis, Liana Taousiani, George Dousos
Décor et costumes Dido Gkogkou
Lumière Eliza Alexandropoulou
Musique et son Panagiotis Manouilidis
Vidéo Oliwia Twardowska
Consultant scientifique Giorgos Tsitiridis
Assistant mise en scène Avraam Goutzeloudis
Assistant dramaturgie Michalis Pitidis
Consultante dramaturgie Camille Louis
Régie son et vidéo en tournée Orestis Patsinakidis
Régie lumière en tournée Dimitra Aloutzanidou
Entrainement des interprètes Liana TaousianiProduction Onassis Stegi
Coproduction International Theatre AmsterdamLa tournée est soutenue par le programme d’exportation culturelle « Outward Turn » d’Onassis Stegi.
Durée : 1h25
Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène Européenne
du 2 au 4 avril 2025
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