Sur un ring de boxe, Requin velours inscrit sa mécanique cathartique, portée par trois comédiennes qui n’ont pas froid aux yeux. Avec ce premier geste scénique performatif, la jeune autrice et metteuse en scène Gaëlle Axelbrun raconte les conséquences, ravages et mutations opérés par un viol dans un spectacle à l’érotisme combatif.
Une fois n’est pas coutume, les banquettes de la salle de Théâtre Ouvert resteront vides le temps de la représentation. Et pourtant, le public se presse dès le hall d’accueil pour ce spectacle qui suscite bien des attentes, et rassemble une jeunesse désireuse de nouveaux récits, de voix féminines au présent, d’histoires ancrées dans notre temps. Car c’est sur scène, derrière un grand rideau noir, que se masse le public, en rang serré et en tri-frontalité autour d’un ring impressionnant. Ainsi, les spectateur·ices sont au plus près des trois comédiennes, déjà là, avant que la performance ne commence. Spectacle expiatoire, spectacle-réparation, spectacle-vengeance et consolation, Requin velours monte au créneau et va au combat dans une tentative, par le récit, de donner une forme à la colère, à l’impuissance, au mal-être d’une jeune femme victime de viol. Le sujet peut faire peur et, d’emblée, on est prévenu. Exit la honte, exit la pudeur. Uppercut du texte qui ne mâche pas ses mots. Direct du regard droit planté dans les yeux du public. Corps coup de poing qui ne lâche pas son objectif : prendre le dessus sur son trauma.
D’une écriture qui tranche l’affaire en morceaux de récits découpés en plusieurs rounds, qui écartèle la scène fatidique entre un avant – fruit d’une époque, d’une éducation – et un après – une histoire d’amour lesbienne et la prostitution comme porte de sortie –, Gaëlle Axelbrun évite les clichés langagiers autour de son sujet, ne se soucie pas de choquer, mais bien de dire à sa façon, sans amoindrir, sans décrire par le menu non plus, mais en trouvant l’équilibre entre la crudité des mots, leur réalité saisissante et le déplacement qu’opère la représentation. Trouver dans un nouveau langage, celui d’un théâtre de proximité, en apnée, la possibilité de coller au plus près de ce qui se joue. Et déjouer l’attendu, le déjà-dit et déjà-vu sur la question. La résilience convenue, les passages obligés, elle n’en fait qu’une bouchée. Roxane, son héroïne, suit ce que son besoin lui dicte, crie son impératif d’être réparée par celui-là même qui l’a outragée, entre dans l’engrenage du sexe tarifé pour faire payer les hommes dans tous les sens du terme.
Si le mot « viol » est usé jusqu’à la corde et masque la réalité des faits, qui ne s’arrêtent pas à l’acte, justement, mais s’ancrent, indélébiles, dans le corps de la victime ; si le mot ne dit pas qu’il s’inscrit dans un système qui le permet, qui nous y plonge, nous y noie ; si le mot ne dit pas qu’il est la résultante d’une histoire individuelle et collective qui démarre bien avant et que la graine est plantée dès l’enfance, Gaëlle Axelbrun prend le mal à la racine, le taureau par les cornes et le requin par la mâchoire pour déplier tout ce qui va avec ce petit mot trop chargé en symbolique, mais pas assez concret. Dire là où le viol fait son nid. Son berceau. Son terreau. Ses dégâts. À ce jeu-là, elles sont trois. Il y a Roxane, à qui c’est arrivé, et les deux amies, les « loubardes », rencontrées juste après au cours d’une soirée. Ensemble, elles prennent en charge le vécu de Roxane. Ensemble, elles font corps et récit. Et la parole circule, comme le courant électrique qui parcourt leurs trois corps, bâtis pour faire front. Des corps qui disent non, qui cherchent la solution, qui remuent la boue au fond du trou, qui remuent la police, la justice, pour demander des comptes et réparation. Des corps fiers et puissants.
Le spectacle, construit autour d’un texte diffracté, comme atomisé de l’intérieur, à l’image du corps de Roxane, tisse un réseau de boucles qui se répètent et reflètent le cercle vicieux qui suit l’évènement. Tomber dans les comportements à risques, même consciemment. Les situations qui reviennent comme un éternel retour de l’avilissement. Et la partition physique, précise et chorégraphiée, qu’incarne avec une sensualité maîtrisée Mécistée Rhea dans le rôle de Roxane, revient, elle aussi, à intervalles réguliers remettre le corps ultra sexualisé au centre de l’arène et de l’attention. Mais les talons plateforme ne sont plus les attributs érotiques d’un corps-objet juché sur un piédestal fétichiste, ils deviennent sabots puissants foulant le ring, ruant dans les cordes, tapant du pied le sol pour mieux ébranler les conventions. Affirmer son existence en étant sexy, en faisant le show, en faisant du bruit. Tout plutôt que se taire et faire profil bas ; tout plutôt que subir et ne rien faire. Et si la représentation rame un peu avant de nous embarquer vraiment, si on tâtonne dans un premier temps avant de rassembler les pièces du puzzle, on finit par être scotché par ce trio fracassant qui raconte plus que jamais le pouvoir curatif et consolateur de la sororité. En cela, la scène reconstituée d’un tribunal rêvé est un point culminant du processus, et une jubilation qui amène un humour oxygénant dans un spectacle grinçant à couper le souffle.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Requin velours
Texte et mise en scène Gaëlle Axelbrun (Éditions Théâtrales)
Avec Amandine Grousson, Cécile Mourier, Mécistée Rhea, et la participation de Gaëlle Axelbrun
Assistanat à la mise en scène Florence Weber
Scénographie Gaëlle Axelbrun
Création lumière Ondine Trager
Création sonore Maïlys Trucat
Costumes, assistanat scénographie Camille Nozay
Conseil à la chorégraphie Dionaea Thérèse, Gaëlle Axelbrun
Design graphique Anne-Sophie RamiProduction Compagnie Sorry Mom
Soutien TAPS – Théâtre Actuel et Public de Strasbourg ; Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines ; Centre des bords de Marnes ; La Pokop ; Bliiida ; DRAC Grand Est ; Région Grand Est ; Haute École des Arts du Rhin ; Collectif À mots découverts ; La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon – CNESCe projet est soutenu par le dispositif Jeunes ESTivants de Scènes et Territoires de la DRAC Grand Est et par la bourse Expériences de Jeunesse de la Région Grand Est. Ce texte a bénéficié d’un accompagnement par le collectif À mots découverts (Paris) et est lauréat des Voix du bivouac de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon (juillet 2023).
Durée : 1h30
Théâtre Ouvert, Paris
du 6 au 21 février 2025Théâtre du Point du Jour, Lyon
du 25 au 27 marsThéâtre Olympia, CDN de Tours, dans le cadre du Festival WET
les 29 et 30 mars
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