Le festival Les Zébrures d’Automne – Des écritures à la scène (22 septembre – 2 octobre 2021) s’est achevé sur une note rassembleuse. De provenances et d’esthétiques très différentes, Flying charriot(s) de la compagnie Indianostrum, Les contes fabuleux de Shéhérazade et La Mer est ma nation inventent des ponts entre les cultures. Chacun a sa technique : charriot, tapis volant, marche à pied..
En matière de croisement entre les langues, entre les cultures, les Zébrures – nouveau nom des Francophonies en Limousin depuis l’arrivée à sa direction de Hassane Kassi Kouyaté en 2019 – n’ont plus à faire leur réputation. L’édition automnale de 2021 n’a pas fait exception : parmi les spectacles programmés, nombreux sont nés de rencontres entre des artistes et des structures culturelles d’origines différentes. En résulte une vision ouverte de la francophonie, fidèle à celle que le directeur nous disait vouloir défendre lorsque nous le rencontrions au lendemain de sa nomination (voir ici notre article).
Dans sa manière d’appréhender cette notion complexe qu’est la francophonie, nous disait-il alors, « la langue n’est pas centrale. L’important, c’est la culture. Je défends une francophonie de chair, de création, de dialogue, de partage ». Les derniers jours du festival, auxquels nous avons assisté, illustrent bien ces propos. Avec notamment la pièce indienne Flying charriot(s) et les deux spectacles franco-libanais Les contes fabuleux de Shéhérazade et La Mer est ma nation, ils furent un moment d’échange, de franchissement des frontières de manières diverses, rarement rationnelles, le plus souvent porteuses d’espoir.
L’épopée comme passe-frontière
Dans les deux premiers spectacles cités, c’est par le conte, également pratiqué par Hassane Kassi Kouyaté issu d’une famille de griots, que les artistes jettent des ponts entre les cultures. Née en 2007, suite à la rencontre de l’auteur, comédien et metteur en scène indien Koumarane Valavane avec la metteure en scène Ariane Mnouchkine pour sa création Le Dernier Caravansérail, la compagnie Indianostrum de Pondichéry puise régulièrement ses forces et son inspiration dans une grande épopée célèbre bien au-delà de ses origines hindoues : Le Mahabharata. C’est le cas dans Flying chariot(s), programmé cette année à Limoges, où la compagnie est bien connue depuis qu’en 2018, sous l’impulsion de sa directrice Marie-Agnès Sevestre, les Francophonies en Limousin ont coproduit avec le Théâtre de l’Union le spectacle Chandâla.
Revendiquant des « racines indiennes, francophones et européennes », Koumarane Valavane part d’une histoire fabuleuse du grand texte hindou pour évoquer une tragédie récente : la guerre civile du Sri Lanka, qui en opposant Cingalais bouddhistes et Tamouls hindous a fait plus de 100 000 victimes entre 1983 et 2009. Le personnage central de Flying chariot(s), Ajay, est un jeune pilote d’avion indien qui, de retour du Sri Lanka, se retrouve enfermé en asile psychiatrique pour avoir révélé les violences que l’a forcé à commettre le gouvernement indien. Le Mahabharata s’invite dans ce passé proche à travers un souvenir d’enfance du héros : sa mère, dit-il, lui racontait souvent l’histoire du roi Yudhishtira et de son char volant : « Il avait un char qui ne touchait jamais le sol car il disait toujours la vérité. – Oui, mais il a menti une fois. Oui, pendant la guerre du Kurukshetra quand il a dit une demi-vérité pour vaincre Dronacharya et dhadaam ! son char est définitivement retombé sur le sol ! ».
Du char au tapis volant
La famille de conteurs Darwiche, également invitée cette année aux Zébrures d’Automne dans le cadre d’une Nuit Blanche entièrement gratuite qui a clôturé le festival le 2 octobre, s’empare dans Les Contes fabuleux de Shéhérazade d’une autre œuvre inépuisable : Les Mille et une Nuits. Réponse à la demande de Hassane Kassi Kouyaté, qui a à cœur de développer la part de création de son festival, ce spectacle appréhende le fameux recueil de contes avec une liberté bien différente de celle que se permet Koumarane Valavane envers l’autre texte fondateur cité plus tôt. Jihad Darwiche et ses deux filles Layla et Najoua n’ont pas en effet recours à l’écriture d’une fable contemporaine pour partager avec nous certaines des histoires racontées par Shéhérazade au roi de Perse, Chahriar, afin de sauver les femmes du royaume de la mort à laquelle celles-ci étaient promises. Dans la pure tradition du conte, ils s’emparent ensemble de ces récits avec leurs mots et leur sensibilité, mais dans le respect des récits tels qu’ils ont pu les découvrir dans les différentes traductions existantes.
La complicité évidente entre les trois conteurs place au cœur du spectacle la notion de transmission : sans qu’ils aient besoin de le formuler, ils expriment la manière dont Les Mille et Une Nuits ont nourri leur dialogue, depuis le Liban où Jihad et Layla sont nés, jusqu’à la France où tous habitent aujourd’hui. Et où tous content, chacun à sa façon. Bien que moins hybride que Flying chariot(s), dont la scénographie faite principalement de plateaux à roulettes emprunte sans s’en cacher à Ariane Mnouchkine dont les changements de décor presque chorégraphiés sont très reconnaissables – et ce n’est là qu’un des nombreux exemples d’emprunts et de citations que se permet avec malice Koumarane Valavane –, Les Contes fabuleux de Shéhérazade présente d’intéressants décalages par rapport à la tradition du conteur public oriental. À commencer par la présence sur une même scène de trois conteurs. En décidant de rendre collective une pratique d’habitude individuelle, les Darwiche affirment leur ancrage dans le présent. On les suit avec bonheur dans leur voyage, non plus à bord d’un char mais d’un tapis volant.
De l’importance d’une maison
L’entre-deux pays, dans La Mer est ma nation, s’exprime d’une manière toute autre que Les Contes fabuleux de Shéhérazade. Nous avons à faire là à une écriture contemporaine : celle de Hala Moughanie bien connue des Francophonies en Limousin, pour y avoir reçu en 2015 le prix RFI pour son premier texte, Tais-toi et creuse, et pour y avoir présenté en lecture en 2018 sa deuxième pièce, La Mer est ma nation. C’est cette année mise en scène par Imad Assaf que celle-ci est revenue dans le Limousin. À Nexon précisément, dans le nouveau Vaisseau du Pôle National Cirque qui s’associe pour la première fois aux Zébrures. Libanais lui aussi, mais installé en France, le metteur en scène présente sa création comme s’inscrivant dans « une démarche et un désir de collaboration franco-libanaise ; il a pour ambition de construire un spectacle francophone autour d’un rapprochement artistique et humain entre des individus, des univers, des réalités, des vibrations provenant de ces deux pays ».
Contrairement aux deux spectacles décrits plus tôt, ce croisement des cultures ne s’exprime pas par un ancrage dans un ou des lieux précis : la ville envahie par des déchets où vit le couple imaginé par Hala Moughanie pourrait bien se situer n’importe où. Et la mère et sa fille qui, fuyant une guerre jamais nommée, débarquent devant la fragile bicoque de l’homme et de la femme, pourraient venir de n’importe quel pays. L’autrice cherche ainsi à atteindre une forme de parole universelle sur l’exil, aussi bien intérieur – celui du couple – que provoqué par un contexte politique, social ou écologique violent. Imad Assaf choisit de représenter cet espace anonyme, métaphore de tous les espaces, par une petite maison perdue dans la brume. Cette image n’est toutefois pas assez forte et singulière pour donner à entendre les nuances du texte de Hala Moughanie, pour donner à saisir le mélange de tragique et d’humour noir qui circule entre les quatre protagonistes.
Hassane Kassi Kouyaté et son équipe mesurent ces temps-ci combien il est important pour permettre aux imaginaires de se déployer, aux rencontres d’avoir lieu, d’avoir une bonne maison. S’ils développent avec bonheur le festival dans tout Limoges et au-delà, grâce à de nouveaux partenariats avec des lieux de la région, ils ont besoin d’un espace où travailler à l’année et où installer le cœur de leur festival international. Or la caserne où sont situés une scène de concert, une librairie, un bar les bureaux ou encore la cantine du festival, risque de ne plus être mise à disposition des Zébrures l’an prochain.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Flying Chariot(s)
Mise en scène Koumarane Valavane
Avec Anjana Balaji, Dharanidharan Ulagappan, Lakshmipriyaa Chandramouli, Garima Mishra, Maya S Krishnan, R. Natarajan, Abhay Mahajan • Chant Siddanth Sundar • Musique Arjun Chandran • Scénographie Joseph BernardProduction
Théâtre Indianostrum • PondichéryThéâtre du Soleil
Du 15 au 24 octobre 2021
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