À Almada, au Portugal, le festival a tenu sa trente-septième édition, affirmant la possibilité d’une ouverture européenne, coûte que coûte.
Avec la pandémie et les annonces successives d’annulation des grands festivals européens – Bayreuth, Édimbourg, puis dans leur sillage Avignon et Aix-en-Provence –, l’on croyait la saison d’été pliée. Si certaines manifestations ont revu leur copie, imaginant des rendez-vous remodelés, plus courts, parfois décentralisés – tel le Festival international de théâtre de rue d’Aurillac avec Champ libre, programmation itinérante dans une vingtaine de lieux du Cantal –, l’idée d’un festival se maintenant au plus près de son format initial semblait impossible. C’est pourtant le cas à Almada, au Portugal, cité ouvrière faisant face à Lisbonne, de l’autre côté du Tage. Créée en 1984 par le metteur en scène et directeur de compagnie Joaquim Benite – décédé en 2012 – la manifestation, qui fête cette année sa 37ème édition, s’est tenue du 3 au 26 juillet.
Alors, évidemment, il a fallu faire différemment. Comme le raconte son directeur Rodrigo Francisco – précédemment assistant de Joachim Benite –, « lorsque les théâtres ont fermé le 18 mars, nous avons commencé à comprendre que ce serait compliqué. » Compliqué, certes, mais pas impossible. Se déroulant traditionnellement du 4 au 18 juillet dans des théâtres d’Almada et Lisbonne, le festival s’est étalé sur trois week-ends élargis, et recentré sur la seule Almada. Dans les cinq structures culturelles investies, dont le théâtre municipal Joachim Benite que la compagnie a en gestion et dont elle assure également la programmation à l’année, le respect des consignes sanitaires est strict : masques obligatoires, circulation des spectateurs fléchée, gel hydroalcoolique disponible à l’entrée, occupation d’un siège sur deux dans les salles. Les spectateurs, très disciplinés, se plient à ces contraintes, plutôt heureux de pouvoir retrouver le chemin des théâtres.
Côté programmation, la venue des grosses productions de l’étranger a été annulée. Exit Amitié d’Irène Bonnaud, spectacle d’après des texte d’Eduardo De Filippo et Pier Paolo Pasolini créé dans le In d’Avignon 2019 ; Histoire de la violence d’Édouard Louis monté par Thomas Ostermeier à la Schaubühne ; ainsi qu’Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams mis en scène par Michael Thalheimer avec le Berliner Ensemble. Néanmoins, et en dépit de l’assurance de réouverture des frontières, Rodrigo Francisco et son équipe ont dès le début du confinement souhaité maintenir une présence européenne. « On dit toujours que faire du théâtre est un risque et que faire un festival de théâtre constitue un risque encore plus grand. Alors faire un festival de théâtre dans ces conditions c’est prendre le risque des risques ! » Trois compagnies étrangères sont venues à Almada (une italienne et deux espagnoles), la possibilité d’un déplacement en voiture permettant de suppléer à l’absence éventuelle de vols internationaux : Joam Padam à la découverte des Amériques, par la compagnie de Dario Fo et Franca Rame, Future Lovers de Celso Giménez (compagnie La Tristura), et Rebota rebota y en tu cara explota, d’Agnés Mateus et Quim Tarrida.
Défendre l’ouverture
Ce geste d’ouverture s’avère essentielle pour Rodrigo Francisco. « Le festival d’Almada s’inscrit dans la tradition du festival d’Avignon, né dans l’après guerre et pensé comme un espace de dialogue et de rencontre entre les cultures. Dans ce contexte de pandémie – où les discours nationalistes ont fleuri – je trouvais dangereux de faire un festival uniquement portugais. Ce n’est pas dans nos gênes. » Pour ce trentenaire, défendre l’hospitalité alors que toutes les frontières se fermaient et que la défiance s’installait relevait d’un geste politique. « Je suis né en 1981, et le Portugal étant rentré dans l’UE en 1986, j’ai grandi avec l’Europe comme espace de dialogue. Je me sens chez moi n’importe où en Europe. Alors bien sûr qu’on peut et doit critiquer l’Europe, mais cette idée d’un espace commun de liberté, de dialogue entre les nations et les peuples, il faut la préserver. Un petit festival comme le nôtre peut aider à préserver et prolonger cette idée. »
L’une des autres préoccupations du Festival a été celle du public. « Quand les théâtres ont fermé, beaucoup de personnes, notamment sur les réseaux sociaux, ont évoqué les conditions et difficultés des artistes, sans jamais aborder la question du public », relève le directeur. Cela alors que les théâtres publics sont, au même titre que « les spectateurs, des citoyens ». Fait rare, peut-être unique, toute l’équipe du festival a décroché son téléphone pendant le confinement, afin de contacter les plus de 600 abonnés que compte la manifestation. « Avant toute chose, nous les appelions pour savoir comment ils allaient. Puis, nous les avons sondé : si nous maintenions le festival, répondraient-ils présent ? » La grande majorité ayant renouvelé son engagement à venir, l’équipe a pu avancer plus sereinement. « C’était important de voir que le public voulait reprendre la vie commune, la vie culturelle. » L’on retrouve dans cette démarche l’une des spécificités du festival d’Almada, soit la relation très forte nouée avec ses spectateurs (et qui s’incarne également dans l’existence d’un prix du public, le spectacle élu étant réinvité l’année suivante). Liée à l’histoire de la manifestation – née d’abord comme un festival de théâtre amateur impliquant nombre d’habitants de la ville –, comme au tempérament de son fondateur Joachim Benite – défenseur de l’éducation populaire, de la décentralisation, l’homme d’obédience communiste était « d’une gauche libertaire, aimant la liberté de pensée et le débat, avec toutes les personnes » –, cette particularité colore forcément le festival et sa programmation.
Au sujet de celle-ci, si le festival n’a jamais « un » thème, Rodrigo Francisco trouvant cela trop pédagogique – « je préfère dire qu’on va parler du théâtre, et donc, de la vie » –, il y a bien des motifs récurrents. Parmi les trois spectacles les plus intéressants de la fin du festival revient une attention à des enjeux politiques contemporains, comme leur capacité intrinsèque à susciter le débat.
Des spectacles suscitant le débat
Dans Turismo, le jeune auteur et metteur en scène Tiago Correia aborde par le biais de la fiction la question de la gentrification et des tensions liées au tourisme. Différents protagonistes se croisent, chacun pris dans un rapport à la ville et ses usages différents. Leur confrontation met au jour les conséquences violentes du développement touristique sur les populations les plus pauvres, et le déni des municipalités face à ces phénomènes d’exclusion. Lors de sa création à Porto, ville ayant connu en quelques années un très fort développement du tourisme, le spectacle a suscité une vive polémique. Accueillie au théâtre municipal de Porto, la compagnie a essuyé divers revers de la direction du lieu, via notamment des déclarations dans la presse. Si Tiago Correia s’avère heureux que le scandale se soit apaisé, il est lucide sur le procédé : la polémique a fait écran aux sujets de fond abordés par le spectacle. À Almada, avec la pandémie, les questions se trouvent prolongées, déplacées. À celle, persistante, de la place possible pour les habitants d’un pays en voie de disneylandisation, s’en ajoute une autre, cruelle : quel avenir pour un pays ayant construit son économie sur le tourisme, lorsque le tourisme s’effondre ?
Avec Martyr, pièce de Marius von Mayenburg montée par le directeur Rodrigo Francisco, nous suivons l’itinéraire de radicalisation d’un lycéen. Basculant dans le fondamentalisme religieux, Benjamin se confronte bible en main à sa mère comme à ses professeurs. L’enseignante en biologie, qui tente seule de le contrer, échoue et se retrouve elle-même prise dans un comportement extrémiste. Avec cette pièce à l’écriture nerveuse, sèche, Rodrigo Francisco explique, entre autres, s’intéresser « aux mécanismes de construction d’un discours populiste. » Se déroulant dans un dispositif scénographique clinique où la vingtaine de séquences s’enchaîne à un rythme vif et reposant largement sur le jeu des comédiens, Martyr met au jour la défaillance des institutions (familiales, scolaires, religieuses). L’incapacité des adultes à opposer un point de vue argumenté aux convictions du jeune homme est patente, et les débats avec la professeure de chimie renvoient à la puissance de la rhétorique, si perverse soit-elle.
Création des artistes espagnols Agnés Mateus et Quim Tarrida, Rebota rebota y en tu cara explota a déjà été accueilli en France (Bordeaux, Reims, Mulhouse, ou encore Montbéliard) et y rejouera la saison prochaine (au TAP à Poitiers et au théâtre Paul Eluard de Choisy-le-Roi). Conçu en 2017, ce spectacle a pour point de départ les féminicides, dont les chiffres en Espagne n’ont rien à envier à la France, puisque ce sont deux femmes par semaine en moyenne depuis dix ans qui y meurent assassinées. Cette violence systémique, l’équipe l’aborde frontalement, dans une forme percutante et férocement drôle. Seule en scène quasiment tout le spectacle, Agnés Mateu s’adresse directement au public. Qu’elle porte un masque de clown au rictus inquiétant avec un pantalon lamé or ou une robe blanche de princesse avec la perruque assortie, la comédienne fait preuve d’une énergie sans fard, nous baladant dans une riche palette d’émotions. Énumérant les insultes et les blagues sexistes ; listant le destin des personnages féminins dans les films de Disney ; citant des femmes célèbres dont on ne connaît que le nom d’épouse ; ou, encore, taclant des hommes célèbres coupables d’agressions sexuelles ; le spectacle balance entre adresses frontales et métaphorisations pertinentes du sexisme. Au-delà des féminicides, il élargit la focale et nous rappelle que cette violence s’inscrit dans un système patriarcal avalisant ces comportements. Alternant avec des séquences vidéo qui signalent subtilement le peu de cas que nos sociétés font de ces crimes – ils font partie de notre décor quotidien, ils en sont le refoulé – le spectacle se révèle un électrochoc. Surtout, il défie la fatalité, sa dramaturgie avec ses perpétuels retournements énonçant que cette situation peut être contrée. Avec son titre (expression enfantine équivalant à « c’est celui qui dit qui y est »), Rebota rebota y en tu cara explota n’a pas laissé indifférent, gagnant – le jour de sa centième représentation – le prix du public.
Si le festival d’Almada est assurément un succès, soutenu par les tutelles – le président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa, le Premier Ministre, António Costa, et la ministre de la Santé, Marta Temido ont assisté aux premières représentations – et plébiscité par le public, Rodrigo Francisco ne cache néanmoins pas son inquiétude pour l’avenir. La compagnie, qui gère le théâtre à l’année et le festival, a accusé avec cette édition adaptée à la pandémie une baisse de 20% de ses recettes propres (recettes provenant de la billetterie et des co-accueils avec des théâtres de Lisbonne). Et puis, quid de la suite ? Les spectateurs reprendront-ils le chemin des salles à la rentrée ? Les scolaires – en direction desquels la compagnie mène un travail important – pourront-ils venir également ? Autant d’incertitudes qui rappellent que s’il est bel et bien possible de faire du théâtre en temps de pandémie, la fragilisation des compagnies, des artistes, comme des structures culturelles est réelle. Et qu’il faudra une politique de soutien solide pour ne pas que cette créativité disparaisse. Au Portugal, comme ailleurs.
37ème festival de théâtre d’Almada, 3 au 26 juillet 2020, Almada, Portugal
https://ctalmada.ptRebota rebota y en tu cara explota
Création et mise en scène Agnés Mateus, Quim Tarrida
Interprète Agnés Mateus
Collaborateur Pablo Domichovsky
Création sonore et audiovisuelle Quim Tarrida
Création lumières Carles Borràs
Traduction et sous-titrage Marion Cousin
Équipement technique Carles Borràs, Quim Tarrida
Photographie Quim TarridaProduction en tournée Elclimamola
Coproduction Festival TNT – Terrassa Noves Tendències 2017, Antic Teatre (Barcelona), Konvent (Berga)
Avec le soutien de La Poderosa, Nau Ivanow, le Teatre La Massa (Vilassar de Dalt)
Remerciements spéciaux à Ismael Mengual, Gabriela Oyarzabal, Semolinika Tomic, Bcn Props, Feminicidio.net, CUBE, Conrado et Martí Soler, la famille du Konvent, Maria Mateus, Joaquim Gil, Esther Soldevila, Carles Fígols, La CalderaTournée : en octobre au Théâtre Paul Eluard, Choisy-le-Roi, les 31 mars et 1er avril 2021, au TAP à Poitiers.
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