Émilie Rousset et Maya Boquet créent un dispositif innovant, capable d’offrir aux spectateurs un parcours intellectuel, aussi inégal qu’unique, autour de l’avortement.
Avec un point de départ identique, et un fil conducteur similaire, le théâtre peut, parfois, aboutir à des destinations totalement différentes. Il y a quelques mois, la metteuse en scène Pauline Bureau s’était emparée, au Vieux-Colombier, de l’histoire de Marie-Claire Chevalier, cette jeune femme, victime de viol, que son avortement avait conduite, en 1972, sur le banc des accusés. Transcendé par l’avocate Gisèle Halimi, bien décidée à faire tomber la loi répressive de 1920 en matière de contraception et d’avortement, son procès avait provoqué une onde de choc à travers tout le pays, et est depuis entré dans l’Histoire sous le nom de « procès de Bobigny ». Avec Reconstitution : Le procès de Bobigny, Émilie Rousset et Maya Boquet semblent lui emboîter le pas. Dans la thématique du moins, car sur la façon de faire théâtre, les deux metteuses en scène ont opté pour un choix radicalement différent.
Fidèles au travail qu’elles mènent depuis plusieurs années, elles ont préféré le documentaire à la fiction, chère à Pauline Bureau. Loin d’être un spectacle classique, leur proposition s’appuie sur un dispositif innovant qui permet de toucher du doigt la fabrique théâtrale et le rapport direct aux archives et témoignages qui souvent l’alimentent. Dans l’immense salle du T2G, douze points d’écoute s’offrent aux spectateurs. Chacun peut choisir – dans la limite des places disponibles – celui qui lui convient pour entendre, au casque, un comédien porter la voix de l’un des douze témoins qu’Émilie Rousset et Maya Boquet sont allées interroger. Chaque session dure quinze minutes, et les spectateurs déambulent de poste en poste, au gré de leurs envies. Chacun peut aller à son rythme, entrer et sortir de la salle, faire des pauses, et se construire un parcours qui, malgré la durée totale de trois heures, ne pourra jamais être complet, mais restera unique.
En même temps que le public, les quinze comédiens tournent, eux aussi, de poste en poste. Ils « incarnent » – citons-les tous, même si la liste est longue – la danseuse et militante pour le droit à l’avortement en Argentine, Marie Bardet, la responsable du Centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux, Véronique Campeil-Desplats, la sociologue et co-fondatrice du MLF, Christine Delphy, la fondatrice du mouvement anti-avortement « Les Survivants », Émilie Duport, la comédienne et témoin au « procès de Bobigny », Françoise Fabian, la philosophe et professeure de sciences politiques, Camille Froidevaux-Metterie, l’obstétricien-gynécologue, René Frydman, la co-réalisatrice d’Histoires d’A, Marielle Issartel, l’historien Jean-Yves Le Naour, la spécialiste du contrôle des naissances à La Réunion, Myriam Paris, la co-présidente du Planning Familial, Véronique Séhier, et la journaliste et témoin au « procès de Bobigny », Claudine Servan-Schreiber . Au gré de leur performance, ils sont épaulés par un dispositif sonore qui diffuse, dans leurs seules oreilles, la voix originale du témoin en même temps qu’ils l’expriment. Et c’est là que la fabrique du théâtre intervient : les comédiens doivent s’approprier la parole d’un autre pour la restituer, sans chercher à la singer.
Tous ne paraissent pas également à l’aise avec ce procédé, aussi innovant pour les spectateurs que pour eux. Certains, comme Antonia Buresi ou Lamya Regragui, s’en accommodent parfaitement, subliment leurs rôles et parviennent à transformer leur intervention en une session de confidences plus vraie que nature, grâce à une complicité cultivée avec les spectateurs ; quand d’autres, que la pratique aidera à progresser, ont plutôt l’air de se débattre avec un exercice de ventriloquie. Surtout, tous ne disposent d’une partition d’égale valeur. Car le titre choisi par Émilie Rousset et Maya Boquet est trompeur. Plutôt qu’une « reconstitution » en bonne et due forme, elles proposent un ensemble de variations autour du « procès de Bobigny ». Les témoins sont bien confrontés à des fragments bruts de ce procès – extraits de la sténotypie intégrale et mis à disposition des spectateurs –, mais leurs prises de parole se concentrent régulièrement sur des thèmes connexes, du patriarcat à l’embryogenèse, en passant le contrôle des naissances à la Réunion ou l’éducation sexuelle. Abordés sur le ton de la conversation, en un temps limité, ils semblent parfois manquer de profondeur, alors que chacun pourrait donner lieu à un spectacle à part entière. Théâtralement bluffante et intellectuellement stimulante, l’entreprise, particulièrement roborative, se trouve partiellement affaiblie par ce substrat inégal. Et prouve que la fiction est parfois plus forte, et efficace, que la réalité.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Reconstitution : Le procès de Bobigny
Conception et écriture Maya Boquet, Émilie Rousset
Mise en scène et dispositif Émilie Rousset
Avec Véronique Alain, Antonia Buresi, Rodolphe Congé, Suzanne Dubois, Emmanuelle Lafon, Thomas Gonzalez, Anne Lenglet, Aurélia Petit, Gianfranco Poddighe, Lamya Regragui, Anne Steffens, Nanténé Traoré, Manuel Vallade, Margot Viala, Jean-Luc Vincent
Dramaturgie Maya Boquet
Dispositif vidéo Louise Hémon
Dispositif lumière Laïs Foulc
Dispositif son Romain Vuillet
Montage vidéo Carole BorneProduction John Corporation (Paris)
Coproduction Groupe des 20 Théâtres en Île-de-France ; T2G – Théâtre de Gennevilliers ; Festival d’Automne à Paris
Coréalisation T2G – Théâtre de Gennevilliers ; Festival d’Automne à Paris pour les représentations au T2G – Théâtre de Gennevilliers
Coréalisation Théâtre de la Cité internationale (Paris) ; Festival d’Automne à Paris pour les représentations au Théâtre de la Cité internationale (Paris)
Avec le soutien de la Région Île-de-France et du ministère de la Culture
Avec la participation du DICRéAM, avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédies de l’ESAD – PSSB et le soutien de la SpedidamDurée : 3h
Vu en octobre 2019 au T2G – Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Le Carreau du Temple, Paris
du 30 octobre au 2 novembre 2024CDN Orléans / Centre-Val de Loire
du 12 au 15 mai 2025
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