Prix Maeterlinck de la Critique 2023 dans la catégorie cirque, ce spectacle furieux et sauvage est une éblouissante construction où chanteuse, acrobates et musiciennes font corps au sens strict, se portant les uns et les autres et allant chercher le public sans la moindre démagogie, mais avec une dramaturgie d’une grande assise.
Un coup de gong dans la nuit, un bébé de bois endormi enveloppé délicatement dans une peau de bête déposée au pied d’un totem, et puis les pas lourds de quatre hommes ahanant des cris menaçants. L’entrée en matière de Reclaim se fait au pas de charge, dans l’âpreté. Rien n’est réjouissant sur cette petite piste collée aux spectateurs – qu’ils soient une ou plusieurs centaines selon les configurations. Le temps est solennel, l’espace est cerclé par deux violoncellistes (Eugénie Defraigne et Suzanne Vermeyen en alternance avec Ambre Tamagna) et leurs instruments imposants avec lesquels elles interprètent une Suite de Bach. Une chanteuse lyrique (Blandine Coulon) se mêle aux sons. Là encore, pas de facilité, pas de pop légère. On est dans le dur. La seule femme artiste de cirque présente (Chloé Chevallier) est brutalisée par les quatre hommes (César Mispelon, Lisandro Gallo, Paul Krügener et Lucas Elias en alternance avec Joaquin Bravo). Les quatre mâles. C’est la guerre, dans toute sa barbarie. Tous sont devenus des animaux, grommelant à quatre pattes, masque de squelette de bêtes sur la tête. Ils attaquent même les spectateurs, attrapant leurs jambes, leur enlevant leurs chaussures pour aussitôt les balancer au loin.
Assiste-on à un grand n’importe quoi où plus rien n’est sous contrôle ? Absolument pas. Reclaim, cet acte de résistance pour se réapproprier ce dont on a été séparé, a été, en pleine pandémie de Covid, le fruit de la réflexion de Patrick Masset qui, depuis 30 ans, dirige la compagnie belge Théâtre d’Un Jour. Si son travail est relativement peu montré en France, il a rencontré un grand succès avec L’Enfant qui, un spectacle autour du sculpteur Jephan de Villiers, puis avec Strach – a fear song à la croisée du cirque et l’opéra. Pour cette nouvelle pièce, il s’est inspiré du livre Le Ciel et la Marmite. « Ça a été le déclencheur, dit-il, car l’autrice, Sylvie Lasserre, [y] présente le Ko’ch, un rituel d’Asie Centrale où les femmes tentent de construire un rapport plus égalitaire avec les hommes dans le but de proposer un monde plus juste aux générations à venir. » L’intuition du metteur en scène n’est pas d’illustrer ces propos, mais de les matérialiser par les corps, tous les corps, y compris ceux des non-circassiens – les musiciens sont portés avec leurs instruments, la chanteuse donne de la voix allongée au sol.
Les savoir-faire de ces circassiens, formés à Bruxelles, Rosny-sous-Bois, Pékin ou Montréal, sont à ce point malaxés que la force de ce travail sur l’effet de meute et le besoin inextinguible de consolation en est décuplée. Ils endossent des figures de loups et distillent une émotion si rare au théâtre, celle de la peur – que la séquence en force avec la hache provoque aussi, mais de façon moins pertinente. Ils rôdent entre les spectateurs, reniflent, râlent, avant de lâcher un hurlement d’apaisement en se lovant contre les gens. Avec une délicatesse totale, et indispensable, en prévenant, en introduction du spectacle, que les artistes allaient aller vers le public, ils réhabilitent, en mode carnassier-chasseur ou en phase de répit, le sens du toucher. Rien de consolateur ou, pire, de thérapeutique dans ces gestes, mais simplement une façon de faire groupe. Tout cela serait vain s’il pouvait se résumer ainsi, mais les portés sont aussi fins que risqués, parfois à l’oblique, et aimantent d’autant plus le regard qu’ils se déroulent à quelques centimètres des spectateurs, quand ce n’est pas parmi eux – de même que la chanteuse pousse sa voix quasiment dans les oreilles du public, sensation rare et troublante là encore.
Quelques mots murmurés en français, en allemand, en anglais, en espagnol comme une confidence apaisent un temps le tempo de cette heure dense. Les rituels ont eu lieu, les esprits se calment et la marionnette protégée, reconstituée, semble poser ses yeux sur un monde nouveau, celui que collectivement « nous allons faire », disent-ils, épuisés et revigorants.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Reclaim
Ecriture et mise en scène Patrick Masset
Voltigeu(se)rs Chloé Chevallier, César Mispelon, Lisandro Gallo
Porteurs Lucas Elias en alternance avec Joaquin Bravo, Paul Krügener
Chanteuse lyrique Blandine Coulon
Violoncellistes Eugénie Defraigne, Suzanne Vermeyen en alternance avec Ambre Tamagna
Scénographie et costumes Oria Puppo
Masques Isis Hauben
Marionnette Polina Borissova
Travail du fer Jean-Marc Simon
Travail chorégraphique Dominique Duszynski
Assistante à la mise en scène Lola Chuniaud
Création lumière Frédéric Vannes (version salle) ; Emily Brassier (version chapiteau)
Régie générale et régie lumière Adrien De ReusmeProduction Bérénice Masset / Ostra Nezeca Productions
Théâtre d’Un Jour est une compagnie contrat programmée par la Fédération Wallonie-Bruxelles (arts du cirque), soutenue par WBI, WBtd ainsi que la Loterie nationaleDurée : 1h
Festival Off d’Avignon 2024
Théâtre de la Manufacture – Château de Saint-Chamand
du 4 au 21 juillet (relâches les 10 et 17), de 20h35 à 22h40 (trajet en navette compris)Royal Festival, Spa (Belgique)
du 6 au 10 aoûtCirque Electrique, Paris
du 14 septembre au 6 octobrePalais des Beaux-Arts, Charleroi (Belgique)
du 10 au 12 octobreMaillon, Scène Européenne, Strasbourg
du 12 au 16 décembreThéâtre Royal, Namur (Belgique)
du 4 au 8 mars 2025Cultuur Centrum, Bruges (Belgique)
le 12 mars
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