Au Printemps des Comédiens, le metteur en scène confie la nouvelle de Franz Kafka à Manuel Le Lièvre qui, au long d’une performance en clair-obscur, tend un miroir au monde cruel des Hommes.
Sur le plateau du Théâtre d’O, les « Messieurs de l’académie » ont sorti leur plus beau décorum, de ceux qui visent à impressionner les invités de passage et à afficher leur soit-disant supériorité. À l’aplomb d’un immense tapis rouge, déroulé pour l’occasion, se tient une porte massive, somptueuse, couverte de dorures, et ornée de multiples symboles qui paraissent renvoyer aux différents savoirs et techniques de l’humanité, mais sont, en réalité, autant de références sculpturales à des textes de Franz Kafka imaginées par le scénographe Jean-Pierre Vergier. Car, en même temps que dans l’antre de la connaissance, c’est bien dans l’univers de l’écrivain tchèque que cette porte conduit, celui de sa nouvelle, injustement méconnue, Rapport pour une académie. Au loin, des pas lourds ne tardent pas à se faire entendre. À mesure qu’ils semblent se rapprocher, la tension se fait palpable, le suspense haletant, et traduit l’impatience de ces « Messieurs », pressés d’observer la créature d’un genre nouveau qu’ils ont convoquée. À ce singe devenu homme, ils ont réclamé un « rapport sur [sa] vie antérieure », prononcé sous le feu d’un projecteur qui lui donne, d’emblée, l’allure d’un numéro de cirque.
Chemise blanche, costume trois-pièces, broche fixée à la boutonnière, comme pour mieux satisfaire aux codes vestimentaires attendus, l’homme se présente et s’avance, visiblement fier, presque enorgueilli de l’honneur qui lui est fait. Coiffure laquée en arrière, longue barbe de chaque côté des joues, mains et ongles sombres qui contrastent avec son visage artificiellement blanchi, il garde des traces physiques de son ancienne condition, et notamment cette démarche aux stigmates simiesques. Conformément à l’invitation qui lui a été lancée, l’homme se met bientôt à raconter son parcours, placé sous le signe d’un environnement humain qui le regarde de côté, pour ne pas dire de travers, à l’image de ce journaliste qui assure que sa « nature de singe ne serait pas encore entièrement réprimée » au seul motif que l’homme n’hésite pas à baisser son pantalon face à ses visiteurs pour leur montrer la blessure à la hanche qui lui a été infligée lors de sa capture. Séquestré par des marins, placé dans une cage où tous le scrutaient et le prenaient pour une bête de foire à qui il est hilarant de jouer des tours, Peter le Rouge n’a jamais cherché à recouvrer la « liberté », mais a simplement voulu trouver une « issue ». Il s’est alors mis à copier les hommes qu’il observait, jusqu’à être capable d’intégrer leur monde.
De ce mystérieux récit duquel il est, comme toujours chez Kafka, possible d’extraire plusieurs lectures, Georges Lavaudant fait un miroir de l’humanité, de sa cruauté, de ses velléités anthropomorphiques, mais aussi de son peu de considération pour la richesse de l’altérité. Symbole parmi les symboles, l’ancien singe n’a eu, par exemple, le droit à la délivrance qu’à partir du moment où il s’est mis à parler, à acquérir ce langage, à prononcer ces syllabes qui sont l’apanage du genre humain. Surtout, le metteur en scène, par une direction d’acteur bien sentie qui traduit sa fine lecture de l’oeuvre, impose des silences qui en disent parfois plus long que le flot de mots, et font de cette difficile mutation le chemin d’une intégration impossible, en raison d’une différence qui, si elle ne se conforme pas parfaitement au moule de la prétendue normalité, et malgré les efforts consentis, est toujours rejetée. À la manière d’un pêché originel qui pèse sur les épaules de l’individu.
Seul en scène, Manuel Le Lièvre offre, à l’avenant, une performance aux affluents multiples et aux conséquences nombreuses. Porté par le pointilleux travail de maquillage et de coiffure de Sylvie Cailler et Jocelyne Milazzo, mais aussi par la fluidité de la nouvelle traduction de Daniel Loayza, le comédien ne se laisse jamais enfermer ni dans le comportement simiesque, ni dans la fierté du locuteur. De son jeu en clair-obscur, où les traits d’humour sont sous-tendus par une ironie noire, émergent à la fois une force et une douleur. Force d’avoir été capable d’opérer une transformation que bien des humains auraient pariée impossible, force d’avoir osé se présenter la tête haute devant cette assemblée de « Messieurs » qui le scrutent et le jugent, mais douleur de ne pas être considéré totalement, et intimement, comme un membre à part entière de la communauté humaine. Entre déférence de circonstance et défiance profonde, il ne tarde pas, alors, à la regarder avec la hauteur de vue de ceux qui ont souffert, et en perçoivent souvent bien davantage que ceux qui, confortablement installés dans leurs certitudes aveuglées et aveuglantes, baignent naturellement à l’intérieur.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Rapport pour une académie
d’après Franz Kafka
Mise en scène et lumière Georges Lavaudant
Avec Manuel Le Lièvre
Traduction et dramaturgie Daniel Loayza
Scénographie et costumes Jean-Pierre Vergier
Maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne MilazzoProduction LG théâtre
Durée : 50 minutes
Vu le 2 juin 2023 au Printemps des Comédiens, Montpellier
Théâtre d’O – Salle Paul PuauxMC93, Bobigny
du 12 au 22 mars 2025
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