Dans Qui som ?, spectacle somme présenté au Festival d’Avignon, les Baro d’evel font groupe et, à force de repousser un vieux monde malade, trouvent le chemin pour des lendemains fertiles. Entre danse, théâtre, cirque, chant, musique et arts plastiques, ils dénichent la lueur planquée dans les tréfonds d’une époque aussi menaçante politiquement que menacée écologiquement.
Que s’est-il donc passé ? L’heure semble grave, l’entrée dans la Cour du Lycée Saint-Joseph se fait en traversant un couloir gardé par des hommes et des femmes en noir que l’on devine être les artistes à venir. Ils encadrent une exposition de vases de glaise dont certains sont dotés d’un mécanisme qui les fait tinter. Arrivés sur le plateau, l’un d’eux en casse un et, en filant une blague potache, tente maladroitement de détendre l’atmosphère, sombre. C’est qu’il faut bien un exutoire pour créer un lien. À peine constitué, le groupe de douze interprètes perd l’équilibre à cause d’un mystérieux liquide blanchâtre qui transforme le sol en patinoire. Ils glissent, entraînant la chute de l’un qui tente d’en rattraper un autre, alors que leurs costumes noir immaculés sont déjà souillés par ce fluide qui s’est transformé en poudre blanche. Une nouvelle fois, la matière – l’argile – est au cœur de leur travail. Malgré les vacillements très précisément chorégraphiés, Camille Decourtye tente de ne pas casser, dans la tourmente, le fil du chant qu’elle a entamé. Et, même engluée dans cette instabilité, elle retrouve Blaï Mateu Trias, rencontré lors de leur formation au CNAC, et avec qui elle dirige, depuis 2006, la compagnie Baro d’evel – initiée en collectif en 2001. Jamais le duo ne s’exclut, n’exclut, ou, pire, ne domine cet ensemble puissant, mais il apparaît en filigrane comme un pilier.
Qui som ? (soit « Qui sommes-nous ? » en catalan) : la question est vaste et la compagnie propose une sorte de point d’étape, à la fois des rencontres artistiques – Noémie Bouissou et Julian Sicard étaient au générique de Obres en 2013, Bestias en 2015… – et de l’état du monde dans lequel elle fabrique un art et un artisanat remarquables nourri, tout particulièrement ici, des iconiques May B de Maguy Marin et Paso Doble de Joseph Nadj et Miquel Barceló. Ou encore des performances d’Olivier de Sagazan. Sans être accompagnés de chevaux, ni d’oiseaux – ils manquent –, mais avec un (leur ?) chien de passage, ils font surgir une armée des ombres, massive, hagarde. Casqués de pots de terre – pas totalement cuite –, ils ont perdu tous leurs repères. À elles et eux de recréer de quoi respirer, entendre, voir, en fissurant ces masques que le duo avait déjà expérimentés dans ce petit format somptueux qu’était La Cachette. Le monde observé par la compagnie est en bout de course, le dialogue avec l’Autre de plus en plus périlleux, les baisers se font masqués et, lorsque l’on boit un verre ensemble, c’est d’un liquide noir collant qu’il s’agit, comme un poison. Alors, il faut continuer à se débattre comme chacun peut : danser tels des insectes immenses, chanter, prendre le micro pour un discours électoral vain car il ne va « rien changer ».
Si le spectacle se fait parfois trop littéral, il est aussi constamment en contre de lui-même pour que la torpeur ne gagne pas. Notamment grâce à la scénographie intrigante et majestueuse qui, de prime abord, n’est pas accueillante au point que lorsque le chien en fait sa cachette, il n’est en réalité « pas caché ». L’animal ne s’y est pas trompé : cette grande masse grise recouverte de franges de plastique n’est pas un refuge, mais un monstre qui avale au gré des tempêtes, des flux et des reflux, les hommes comme les objets toxiques qu’ils ont générés.
« À deux c’est plus facile », dit Camille Decourtye comme un commencement, comme une évidence. De nouveau, comme dans ses précédents spectacles, elle prend la parole, murmure ou affirme avec une grande clarté qu’il ne « faut pas laisser tomber », que « ça va toujours venir ». Et même quand Dieu passe sa tête à travers le décor, il n’est qu’un leurre, « il n’a jamais vécu ». « T’étais où toi ? », l’interpelle de façon plus clownesque Blaï Mateu Trias avant que ne s’enclenche une danse qui vire à la transe. C’est dans cet épuisement et cette expérimentation des corps qu’ils trouvent leur élan inaltérable. Après les saluts, Qui som ? continue en fanfare et en couleurs. Ce n’est pas une conclusion, surtout pas un bonus. C’est une partie majeure de ce tout. « Tout ce qui est à faire reste à faire », nous glisse Camille Decourtye, reprenant Jankélévitch. Et ensemble, entraînant le public, ils font, ils font front.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Qui som ?
Conception et mise en scène Camille Decourtye, Blaï Mateu Trias
Avec Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Miguel Fiol, Dimitri Jourde, Chen-Wei Lee, Rita Mateu Trias en alternance avec Amir Ziegler, Yolanda Sey, Julian Sicard, Marti Soler, Maria Caroline Vieira, Guillermo Weickert, Blaï Mateu Trias
Collaboration à la mise en scène Maria Muñoz, Pep Ramis (Mal Pelo)
Collaboration à la dramaturgie Barbara Métais-Chastanier
Collaboration musicale Pierre-François Dufour
Scénographie et costumes Lluc Castells
Lumière María de la Cámara, Gabriel Pari
Son Fanny Thollot
Recherche des matières et des couleurs Benoît Bonnemaison-Fitte « Bonnefrite »
Céramiste Sébastien De Groot
Régie générale Samuel Bodin, Romuald Simonneau
Régie plateau Mathieu Miorin
Régie plateau céramiste Benjamin Porcedda
Régie son Chloé Levoy
Régie lumière Enzo Giordana
Habillage Alba Viader
Cuisinier Ricardo GaiserProduction Baro d’evel
Coproduction Festival d’Avignon, ThéâtredelaCité Centre dramatique national Toulouse Occitanie, Grec Festival de Barcelona Instituto de Cultura Ayuntamiento de Barcelona, Festival Les Nuits de Fourvière (Lyon), Romaeuropa Festival, MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny, Le Grand T Théâtre de Loire-Atlantique (Nantes), Scène nationale d’Albi-Tarn, Théâtre Dijon Bourgogne Centre dramatique national, Comédie de Genève, Grand Théâtre de Provence (Les Théâtres, Aix-en-Provence et Marseille), Le Parvis Scène nationale Tarbes-Pyrénées, Centre culturel de Bélem (Lisbonne), Les Halles de Schaerbeek (Bruxelles), Festival La Strada (Graz), Théâtre de Liège, Centre dramatique national de Normandie-Rouen, Les Célestins Théâtre de Lyon, Scène nationale du Sud-Aquitain (Bayonne), Équinoxe Scène nationale de Châteauroux, Tandem Scène nationale d’Arras-Douai, Scène nationale de l’Essonne, Théâtre Sénart Scène nationale (Lieusaint), Le Volcan Scène nationale du Havre, Théâtre d’Orléans Scène nationale, Le Grand R Scène nationale (La Roche-sur-Yon), Théâtre Châtillon (Clamart), Théâtre 71 Scène nationale Malakoff, Les Gémeaux Scène nationale (Sceaux), Cirque Théâtre Elbeuf Pôle national cirque de Normandie, SQY Scène nationale de Saint-Quentin-en-Yvelines, Teatre Lliure (Barcelone)
Avec le soutien de la Direction générale de la Création artistique, Ministère de la Culture Drac Occitanie, Conseil départemental de la Haute Garonne, Région Occitanie, Ville de Toulouse, Artcena et pour la 78e édition du Festival d’Avignon : Spedidam, Institut Ramon Llull
Avec l’aide de L’animal a l’esquena à Celrà, Circa Pôle national cirque Auch Gers Occitanie, Pôle national cirque Auch Gers Occitanie, La Grainerie (Toulouse), Théâtre Garonne Scène européenne (Toulouse), La nouvelle Digue (Toulouse)
Résidence La FabricA du Festival d’Avignon
La compagnie est conventionnée par le Ministère de la Culture Drac Occitanie et la Région Occitanie. Elle reçoit une aide au fonctionnement de la Ville de Toulouse.Durée : 2h
Festival d’Avignon 2024
Cour du Lycée Saint-Joseph
du 3 au 14 juillet, à 22hFestival les Nuits de Fourvière, Lyon
les 19 et 20 juilletGrec Festival de Barcelona
du 25 au 27 juilletFestival La Strada, Graz (Autriche)
du 2 au 4 aoûtRomaeuropa Festival, Rome
du 26 au 28 septembreThéâtre 71, Scène nationale Malakoff, avec Théâtre Châtillon Clamart et Les Gémeaux Scène nationale de Sceaux
du 2 au 4 octobreThéâtre de Liège
du 11 au 13 octobreHalles de Schaerbeek, Bruxelles
du 31 octobre au 2 novembreTandem, Scène nationale d’Arras-Douai
du 13 au 16 novembreThéâtredelaCité, Centre dramatique national Toulouse Occitanie
du 2 au 22 décembreLe Parvis, Scène nationale Tarbes-Pyrénées
du 10 au 12 janvier 2025MC93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny
du 22 janvier au 1er févrierComédie de Genève, Suisse
du 18 au 22 févrierThéâtre Dijon Bourgogne, Centre dramatique national
du 18 au 21 marsCentre dramatique national de Normandie-Rouen
les 27 et 28 marsLe Volcan, Scène nationale du Havre
les 1er et 2 avrilÉquinoxe, Scène nationale de Châteauroux
les 24 et 25 avrilScène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne
du 6 au 9 maiLe Grand R, Scène nationale de La Roche-sur-Yon
les 14 et 15 mai
Les Célestins, Lyon
du 4 au 11 juin
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