Quelqu’un se sert de mes objets familiers. Avec cette nouvelle création au titre énigmatique, Grand Magasin investit doublement le Festival d’Automne et les Inaccoutumés à la Ménagerie de Verre dans une performance déambulatoire qui philosophe sans se prendre la tête et puise dans un répertoire de haute volée, fait de traités et essais de référence, pour nous livrer un ensemble de théories mises en espace et en mouvement. Inédit et génial.
Quel espace plus adéquat qu’une scène pour questionner le monde comme représentation ? Le dispositif théâtral semble on ne peut plus approprié pour philosopher ensemble, à savoir s’étonner « qu’il y ait quelque chose plutôt que rien » et interroger de front notre perception du corps et des objets. Grand Magasin est passé maître dans l’art des formes légères qui stimulent la pensée plus que l’imaginaire. Composé de Pascale Murtin et François Hiffler, Grand Magasin fabrique, dans un mélange de candeur radieuse et d’humeur facétieuse, des performances-conférences croustillantes aux titres aussi énigmatiques que programmatiques. Quelqu’un se sert de mes objets familiers ne déroge pas à la règle mais cette fois, ils seront six interprètes au plateau.
Une fois n’est pas coutume à la Ménagerie de Verre, l’iconique salle du bas n’est pas l’épicentre de la représentation. Le public invité à monter à l’étage est ensuite séparé et groupé en plusieurs zones et c’est depuis l’un des points de vue adopté que l’on écrit. Car massé en différents espaces, chaque ensemble de spectateur.ices ne verra ni n’entendra ce qui se passe à côté. Seules quelques bribes, échos, phrases captées à la volée viennent interférer et mettre en perspective ce à quoi l’on assiste. D’abord en marchant sur des œufs, sans trop comprendre où tout cela va bien nous mener, dubitatifs et néanmoins attentifs. Puis, au fur et à mesure que la démarche se conscientise, plus concernés, amusés, stimulés par cette mosaïque philosophique s’adressant à nos sens autant qu’à notre esprit. Rarement on aura vu des concepts, théories, réflexions et méditations, mis en scène à ce point-là au sens propre du terme. Rarement on aura vu un corpus philosophique découpé en fragments prendre littéralement chair et s’incarner dans l’espace et la dramaturgie.
Offertes à notre perception, les citations piochées dans des œuvres majeures de notre corpus philosophique occidental, toutes époques confondues, nous font voyager de David Hume à Donna Haraway en passant par Bergson, Husserl, Descartes, Wittgenstein, Merleau Ponty, Kant, Schopenhauer, Berkeley, Malebranche, Hanna Arendt ou encore Virginia Woolf. Dis comme cela, on pourrait croire que le résultat est indigeste et obscur. Que nenni. Et c’est là le miracle de la proposition, son charme inégalé. Nous faire traverser avec l’air de ne pas y toucher des siècles de questionnements philosophiques autour de la matière et du monde sensible. Et joindre le geste à la parole, comme autant de points de repères pour l’esprit. Une trame chorégraphique a minima à laquelle s’ajoute un ballet d’entrées et de sorties, de passages de relais et casquettes, chacun et chacune, à tour de rôle, se faisant le médiateur d’une citation, affirmant « je suis Emmanuel Kant » aussi bien que « je suis Martin Heidegger » avec une évidence matinée de malice. Et le public de valser d’une pensée à une autre en un jeu de résonances que l’espace diffracté augmente. Quelques objets s’invitent dans ce kaléidoscope de démonstrations, un bâton, une truelle, un produit ménager, une sonnette et la composition, visuelle et sonore, ainsi élaborée, vient elle aussi compléter ce tableau réflexif, cette pensée en mouvement qui mobilise à part égale la vue et l’ouïe dans un équilibre délicat.
Les leitmotivs à l’œuvre dans les textes utilisés, à savoir l’éternel retour des mêmes motifs, abordés sous des axes identiques ou différents, se propagent au corps des interprètes soumis aux mêmes gestes, mêmes couplets, mêmes mélodies qui reviennent et tissent leurs boucles répétitives, comme un écho sans fin. Pour s’achever dans un colloque qui synthétise l’ensemble des extraits cités, chœur de philosophes poussant la chansonnette dans un final réjouissant. On est littéralement conquis par cette spatialisation philosophique qui, d’un mouvement premier de séparation du public, finit par nous rassembler autour de la même vibration, tous réunis autour d’une pensée qui se chante en une polyphonie réconfortante. Une berceuse de philosophie qui résume le vertige de la perception et de l’existence des choses, avec une intelligence et un humour régénérant.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Quelqu’un se sert de mes objets familiers
Conception, GRAND MAGASIN
Avec Ondine Cloez, François Hiffler, Valentin Lewandowski, Pascale Murtin, Diederik Peeters, Sophie SénécautCoproduction Festival d’Automne à Paris ; Ménagerie de verre (Paris) ; GRAND MAGASIN
La Ménagerie de verre et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation.
Durée 1h10
La Ménagerie de verre dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Du 15 au 18 Novembre 2023
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