Pour mettre en scène son premier texte, Vanessa Amaral choisit un sujet personnel – la détection d’un fibrome utérin – et parvient à s’en décentrer pour devenir plus sensible quand elle fait le récit de sa famille afro-descendante. Pratique de la ceinture, Ô ventre est aussi une plongée dans les difficultés que traverse l’hôpital public.
Dans ce plateau où tout est à vue, l’aire de jeu est de biais. Rien ne va plus dans le paysage d’Amina. Cette aide-soignante se débat avec des patients revêches, voire racistes, sous les néons froids d’un hôpital public qui prend l’eau – manque de personnel, de matériel… Mais cette soignante devient aussi d’entrée de jeu la soignée. Elle saigne trop, ce n’est pas normal. Le diagnostic tombe : c’est un fibrome utérin, une tumeur non cancéreuse ; « pas de médicament, syndrome inconnu ». Est-ce parce que c’est un mal féminin ? L’histoire ne le dit pas, mais, dans son texte, Vanessa Amaral, qui incarne également Amina, laisse entendre que c’est une « maladie de la femme noire ».
Dans un va-et-vient entre ses deux statuts, Amina rencontre une kyrielle de personnages incarnés par quatre acteurs et actrices, dont la si juste Sachernka Anacassis. Tout est suffisamment codé – par les changements de vêtements, surtout – pour que jamais le récit n’échappe à la compréhension. Il est même, dans la première demi-heure, trop explicite, et souligne ce qui d’emblée est montré cliniquement : un examen gynécologique considéré comme une violence, au point qu’il est difficile de ressentir la nuance entre ce « simple » contrôle – tout de même nimbé de l’inquiétude suscitée par cet écoulement sanguin anormal – et la découverte de la maladie. Mais Vanessa Amaral parvient ensuite à faire un pas de côté et embarque son récit dans l’émouvante et sensible histoire familiale de son personnage : l’importance de sa fratrie – son frère qui veille de loin et sa sœur pudique –, mais aussi, et surtout, la violence de leur père caractérisée par le déclenchement d’un véritable ouragan sur scène. Tous les accessoires se retrouvent balancés au centre. Ainsi, l’enfance bercée par les jeux vidéo et les conneries-madeleines de la télé – avec des extraits de la pub SlimFast et de séries, de La Petite Maison dans la prairie à Melrose Place, si joliment doublés en live par les interprètes – est broyée.
Étonnamment, c’est dans ce tableau familial, pourtant rude, qu’émerge une once de lumière dans un contexte par ailleurs très sombre. Car la comédienne, formée au GEIQ théâtre et auprès de Carole Thibault, dont elle fut l’assistante, au CDN de Montluçon, mais aussi diplômée en neuropsychologie et très bonne connaisseuse du secteur de la santé pour y avoir exercé, empoigne également le sujet de la situation de l’hôpital public. Et il n’est pas question d’en rire. L’heure est grave, et depuis longtemps. Les personnels, essorés, trient les malades, se demandent collectivement pourquoi ils soignent et réclament « les moyens d’être humain ». La dignité est leur combat permanent. Ils s’épuisent à passer de chambre en chambre, à jongler avec des emplois du temps mouvants, où la moindre absence de l’un d’eux fait vaciller l’édifice ; ils répondent à toutes les demandes, font des lavements, nourrissent, cajolent. Tout cela est astucieusement montré sur le plateau avec peu de choses, si ce n’est ces chariots de matériels sur roulettes et cet immense drap blanc suspendu aux cintres qui symbolise, presque à lui seul, ce milieu hospitalier. Cet élément est aussi ce qui sépare une salle d’auscultation de la salle, plus confidentielle, d’opération, ce sur quoi sont projetées les imageries médicales qui vont se transformer en aplats mouvants de taches de peinture évoquant l’autre cerveau d’Amina, celui de la boite crânienne, étant entendu et annoncé en entame du spectacle que le ventre est considéré comme le « deuxième cerveau » du corps tant il contient de neurones. In fine, au sein de ces structures malmenées (la famille, le travail), que Vanessa Amaral met habilement en écho, la solidarité opère.
Lauréat 2023 de la section « maquette » du Prix Incandescences, dédié aux compagnies régionales d’Auvergne-Rhône-Alpes et piloté par les Célestins de Lyon et le TNP de Villeurbanne, ce projet est la première expérience d’écriture de Vanessa Amaral et de sa compagnie Bleu Gorgone, créée en 2019. Elle est brute comme les textes qu’elle avait précédemment mis en scène : les ciselés et rageurs N a r m o l de Solenn Denis et corde.raide de debbie tucker green. À l’instar du dernier mot de Pratique de la ceinture, Ô ventre, Vanessa Amaral pousse là un « cri ». Et même plusieurs.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Pratique de la ceinture, Ô ventre
Écriture et mise en scène Vanessa Amaral
Avec Vanessa Amaral, Sachernka Anacassis, Samuel Roussel-Hayatou, David Seigneur, Lisa Torres
Dramaturgie Aurore Jacob et Azani Ebengou
Assistanat à la mise en scène Azani Ebengou et Leïla Brahimi
Collaboration artistique Dominique Elenga
Scénographie et régie générale Inês Mota
Lumière Myriam Adjallé
Son Tom Beauseigneur
Vidéo Ana MathyasProduction Compagnie Bleu Gorgone
Coproduction Théâtre des Célestins ; Théâtre National Populaire de Villeurbanne ; Théâtre Gérard Philipe, Centre Dramatique National de Saint-Denis ; Théâtre Dijon-Bourgogne, CDN
Avec le soutien du Théâtre de l’Élysée, du Théâtre des Clochards Célestes, du Théâtre de la Croix-Rousse, de la Fédération Philippe Delaigue, du Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon et du Théâtre de Givors
Avec l’aide à la création de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, du dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT, de l’Association PASS Photographes des arts de la scène et du spectacleCe spectacle est lauréat du Prix Incandescences section maquette 2023 et a bénéficié d’une bourse « Une jeune compagnie / Un·e jeune photographe ».
Durée : 1h45
Théâtre National Populaire de Villeurbanne
du 12 au 21 mars 2025L’Azimut, Antony
le 29 avrilThéâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis
du 12 au 16 maiThéâtre Dijon-Bourgogne, CDN, dans le cadre du festival Théâtre en mai
du 23 au 25 mai
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