À la tête de sa compagnie Les Voisins du dessous basée à Grenoble, Pascale Henry met en scène depuis une trentaine d’années des corps sensibles, le plus souvent féminins. Tantôt par son écriture, tantôt par celle des autres, elle fait du théâtre un espace d’agrandissement de nos perceptions, un lieu d’accès privilégié à l’Autre.
« C’est quoi, l’Autre ? ». Au théâtre comme dans la vie, Pascale Henry se pose la question. Celle-ci est si ouverte, elle est si compliquée qu’au lieu de réponses, ce sont d’autres interrogations que l’autrice et metteure en scène trouve sur son chemin. Le lendemain de la première de sa nouvelle création, Privés de feuilles les arbres ne bruissent pas de l’autrice néerlandaise Magne van den Berg, cela donne par exemple : « c’est qui cet Autre femme, cet Autre social, cet Autre à aimer… ? ». Elle pourrait continuer ainsi longtemps.
On la comprend : après avoir vu le 8 décembre au Grand Théâtre de Grenoble – l’une des trois salles du Théâtre Municipal de Grenoble, dont Pascale Henry est artiste associée, de même qu’au Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon, où se jouera Privés de feuilles en juin– les comédiennes Marie-Sohna Condé et Valérie Bauchau dans les rôles de Dom et Gaby, deux femmes « assises devant leur camping-car sur deux chaises de jardin en plastique », on ressort nous-même avec plus d’incertitudes qu’à l’arrivée. De ces incertitudes qui, loin de le paralyser, stimulent l’imaginaire, incitent à la métaphore. Deux alliés essentiels de Pascale Henry dans son refus de l’« aplatissement du monde ».
Le théâtre contre l’aplatissement du monde
Dans leur attente d’une visite importante dont on ne saura rien de plus qu’elles – c’est-à-dire vraiment pas grand-chose – Dom et Gaby offrent à Pascale Henry ce qu’elle cherche sans cesse depuis la création de sa compagnie Les Voisin du dessous, en 1989 : de l’épaisseur. Des couches que l’on peut brasser, retourner à loisir sans craindre de tomber sur un sens final, sur une vérité définitive. Si Dom parle beaucoup, si elle remue les malheurs de Gaby qui elle ne dit pas grand-chose d’autre que « oui » et « non » – mais très souvent, et avec des nuances infinies –, ce n’est sûrement pas en quête d’un sens susceptible de résoudre les problèmes qui les tiennent éloignées du reste du monde. « C’est sa manière à elle de faire avec le silence de l’Autre, avec ses douleurs ».
Dans l’écriture de Magne van den Berg comme chez tous les auteurs qu’elle a montés jusque-là, Pascale Henry trouve une réponse singulière, inattendue, à la grande question de l’Autre qu’elle ne cesse de reformuler, d’approfondir. Avant l’autrice néerlandaise, c’est dans les mots de la protagoniste de Dans les yeux du ciel de Rachid Benzine, une prostituée tunisienne au moment de la révolution de 2011, que la metteure en scène allait chercher la complexité qu’elle aime à travailler au théâtre. Plus tôt encore, en 2008, elle est fascinée par l’héroïne éponyme du roman Thérèse en mille morceaux de l’Haïtien Lyonel Trouillot, qui subit la tyrannie de son double. C’est pour cette création qu’elle rencontre Marie-Sohna Condé, présente depuis dans tous spectacles. Entre Thérèse et Dom, celle-ci incarne les nombreuses femmes qui peuplent le théâtre de Pascale Henry, que celle-ci mette en scène des textes d’autres auteurs – on peut encore citer Caryl Churchill ou Calaferte – ou les siens. Car très vite, pour aller au cœur du mystère l’Autre, Pascale développe sa propre écriture, son propre univers où le rire n’est jamais loin des larmes. Où les grandes questions de l’existence côtoient les petites, les intimes.
Toutes les femmes de Pascale Henry
Dans son grand questionnement sur l’Autre, la femme a une place centrale chez Pascale Henry. Cela depuis que, se rappelle-t-elle, « dans les années 2000, une journaliste me pose la question de ma position de femme. Je me rends alors compte que je ne suis pas forcément aussi libre que je le croyais ». Les femmes de Pascale Henry sont multiples. Dans sa « rêverie théâtrale avec acrobaties, musique, images et tragédie » Ce qui n’a pas de nom (2015) créée avec Mélissa von Vépy, une morte anonyme vient questionner l’histoire antique. Elle rappelle à nous des héroïnes imaginées par des hommes : Médée, Cassandre et Iphigénie. Dans Modèle vivant (2016), une femme de notre époque dans un décor blanc aux allures de musée s’arrête sur ses tourments intérieurs. Elle échappe un moment à la course du monde, qui pèse sur bien des protagonistes de Pascale Henry sans qu’elles aient forcément les moyens de s’en extraire. Dans Présence(s) (2019), une femme d’une quarantaine d’années est elle aussi visitée par des voix d’un autre temps, celle de sa mère africaine, tandis que sa fille adolescente tente de trouver sa place dans le monde malgré une transmission parcellaire, problématique…
Ces femmes ont beau avoir des histoires, des paroles différentes, toutes ont ce que Pascale Henry qualifie de « corps sensibles ». Autrement dit des corps éloignés des représentations dominantes, traversés par des émotions qui peuvent être extrêmes. « Dans notre société, surtout en temps de Covid où le corps de l’Autre est mis à distance, le corps sensible est touché par tous les bouts. Il a de moins en moins d’espace où exister. C’est très dangereux, car empêcher les émotions suscite de la violence », exprime l’auteure et metteure en scène. Les personnages de Pascale Henry aiment et se révoltent. Ses femmes souffrent et rient, puisque c’est pour elle au carrefour du tragique et du comique que le théâtre prend toute sa force. C’est par ce mélange des registres qu’il pénètre le mieux au cœur de l’énigme qui occupe Pascale Henry et ses Voisins du dessous.
Pascale et ses Voisins
Car pour creuser le mystère de l’Autre, Pascale Henry est entourée d’un noyau de personnes qui l’accompagnent depuis de nombreuses années. Avec Marie-Sohna Condé, sa comédienne fétiche, « capable de tout jouer », le scénographe Michel Rose ou encore le compositeur Laurent Buisson, Les Voisins du dessous tracent discrètement leur sillon. « À mes débuts, il m’a été indispensable de m’entourer de personnes bienveillantes et de confiance. Très rares étaient alors les femmes qui écrivaient et mettaient en scène leurs propres textes ; elles étaient souvent ignorées, on ne s’intéressait pas beaucoup à elles », explique-t-elle. Une rencontre importante, celle du directeur de la MC2 Grenoble de l’époque, Roger Caracache, lui permet en la soutenant de consolider son aventure alors naissante. Par fidélité à ces origines et pour éviter l’agitation parisienne, c’est à Grenoble que Pascale Henry ancre sa compagnie.
Un choix qu’elle ne regrette pas, mais dont elle constate aujourd’hui les difficultés : « en cette période plus encore qu’avant, il est très difficile de faire venir professionnels et journalistes en région. Le petit mépris de la capitale envers la province, que j’ai toujours connu, est particulièrement marqué et handicapant pour les compagnies qui, comme la mienne, souhaitent créer hors de la capitale ». Mais comme ses personnages, Pascale Henry est de celles qui résistent. Si le monde ne va pas vers Dom, Gaby et toutes les autres, celles-ci iront vers lui.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Privés de feuilles, les arbres ne bruissent pas
de Pascale HenryJeu : Marie-Sohna Condé et Valérie Bauchau
Scénographie : Michel Rose
Lumière : Michel Gueldry
Musique et son : Laurent Buisson
Régie générale : Céline Fontaine
Costumes : Audrey Vermont
Du 18 au 20 octobre 2022 – La Manufacture, Nancy
Du 19 au 28 janvier 2023- Théâtre des Célestins, Lyon
Du 19 au 23 avril 2023 – Le Rideau de Bruxelles
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !