Du 1er mars au 1er avril, des artistes membres du collectif Louves sillonnent la France métropolitaine, de Marseille à Reims en passant par Millau ou Limoges. Un road-trip théâtral à la rencontre de maisons de théâtre pertinent par sa manière de battre en brèche le repli sur soi.
Semaine : 3ème / jour de route : 17ème / kms parcourus : 2912 / rendez-vous déjà effectués : 16. Ce décompte intrigant pourrait évoquer une performance artistique. De celles auxquelles des plasticiens-performeurs décident de se livrer, suivant un protocole spécifique et consistant à arpenter un territoire choisi. Et où le compte minutieux des distances parcourues et autres éléments triviaux participe du récit alimentant la démarche. En l’occurrence, ces chiffres renvoient à « la grande traversée » effectuée par le collectif Louves, une équipe constituée de onze jeunes femmes artistes – qu’elles soient autrice, metteuse en scène, comédienne, créatrice lumière, scénographe, régisseuse, graphiste, etc. Si leur traversée n’est pas défendue comme une performance artistique, il se déploie bel et bien un geste de déplacement généreux et curieux, entremêlant et tissant à sa manière pensée poétique, politique et esthétique.
Basé à Paris et né en 2015, le collectif qui a déjà plusieurs spectacles, performances et courts-métrages à son actif, a décidé de prendre la clef des champs en ce mois de mars. Comme le racontent Inès Latorre, Laure Marion et Lisa Mondon actuellement sur les routes, « Cela faisait quelques temps que nous parlions d’aller voir ailleurs, pour ne pas rester centrées sur le microcosme théâtral parisien. C’est pendant le deuxième confinement que cette idée de se mettre en mouvement s’est affirmée de manière plus concrète.
En janvier, alors que la possibilité de réouverture des lieux culturels disparaît, l’organisation de la traversée se met en place. Vivant ensemble en colocation, le trio (qui a été ou sera rejoint à un moment du parcours par Lola Gutierrez et Cyrielle Rayet) planifie la sous-location de son appartement (pour payer les frais de déplacement) et active son réseau familial et amical pour se loger au fil des étapes, tout en commençant à contacter des lieux. Du collectif 12 à Mantes-la-Jolie à la scène nationale du Quartz à Brest ; de scènes conventionnées (le Canal à Redon, les Trois T à Châtellerault, le Théâtre du Cloître à Bellac, etc.) à des Centres dramatiques nationaux ; et de résidences d’artistes (la Charpente à Amboise, la Bohême à Vinsobres, etc.) à d’autres espaces plus hybrides (la Déviation à Marseille), les structures approchées sont extrêmement diverses. Pour autant, il s’agit toujours pour le collectif Louves de « maisons de théâtre. Avoir eu la chance d’être accueillies aux Plateaux sauvages par une équipe géniale en septembre et octobre [où elles ont présenté Scorpion et Infini Blanc, ndlr] a mis en exergue notre désir de se retrouver dans des maisons, en famille. D’aller rencontrer des personnes qui font bouger les choses à leur échelle.
Sans aucune assurance de recevoir des réponses – « nous avions la crainte d’être « à la rue » pendant un mois ! » –, l’équipe voit progressivement les retours positifs arriver. Et quelques sollicitations demeurées lettres mortes mises à part, elles relèvent un fort enthousiasme, ainsi qu’une « diversité dans les réponses et dans les propositions de rencontres qui [leur] sont faites ». Ayant souhaité laisser la forme de chaque rencontre avec les structures très libre, « cela racontant aussi ce que chacun imagine derrière la sollicitation », les artistes expliquent s’immerger de manière très différente dans les lieux. « Il y a ceux qui nous proposent de rester une demie journée ; de participer à une table ronde pour échanger avec d’autres acteurs culturels de leur région ; de rencontrer l’équipe, des artistes ; ou de visiter le lieu. Certains rendez-vous sont plus classiques – mais pas moins inintéressants. Et parfois nous avons vu des personnes arriver avec leur carnet pour prendre des notes et rapidement le fermer, comprenant que nous n’étions pas là pour leur vendre un projet. » Dans un système théâtral où les compagnies et artistes sollicitent habituellement les théâtres pour décrocher des soutiens futurs pour leur projet ou des dates de diffusion, une telle démarche suscite évidemment la surprise. Après, le trio confie aussi découvrir l’envie de revenir dans certains lieux pour y travailler
Aujourd’hui, mercredi 17 mars, l’équipe est peu ou prou au mitan de son parcours, quittant Nîmes pour rejoindre Marseille et le théâtre Joliette. Depuis leur départ le 1er mars, la pérégrination a un peu évolué (d’autres rendez-vous s’étant ajoutés) et l’équipe continue de la réagencer à la marge – décidant notamment de passer samedi 13 par le Théâtre de l’Union à Limoges, actuellement occupé. Utilisant les réseaux sociaux pour relayer leur traversée (via Instagram et Facebook), elles réalisent des publications régulières, l’ensemble donnant à voir la richesse des rencontres. Particulièrement stimulante, les vidéos hebdomadaires synthétisent le fruit des échanges à travers une poignée de questions adressées aux personnes rencontrées : comment ça va ? / Qu’avez vous mis en place depuis un an ? / Si vous étiez émergent.e.s vous feriez quoi aujourd’hui ? / À quoi vous rêvez ?
Avec ces images et témoignages, c’est un paysage passionnant du champ théâtral français en temps de pandémie qui émerge. Il se dessine dans la richesse et la pluralité des paroles des interrogés les souffrances liées aux annulations, reports et autres incertitudes ; les incompréhensions dont est victime ce secteur (avec sa « suractivité complètement invisible » actuelle) ; la conscience de la « radicalisation d’une situation antérieure avec l’isolement des artistes et des compagnies » ; le désir puissant de pouvoir rouvrir et retrouver les spectateurs ; comme la nécessité de repenser le fonctionnement du champ théâtral
Pour le collectif Louves, l’expérience leur donne, plus que jamais, l’envie de repenser la façon dont elles font leur métier. « Cette crise accentue des problématiques préexistantes, comme la solitude, le repli sur soi, les difficultés de circulation des œuvres. Si toutes ces questions nous intéressaient bien évidemment avant la pandémie, nous avons le sentiment d’être aujourd’hui au pied du mur. » Avec un contexte qui amplifie ces réflexions, cette traversée accroît chez ces jeunes artistes le désir de transformation et le besoin de « se déplacer, regarder ailleurs dans tous les sens du terme. Cela nous donne aussi envie de trouver nos propres initiatives comme de s’inscrire dans celles existantes ». Cette grande traversée se révèle alors ici un outil singulier et pertinent pour imaginer de nouveaux possibles politiques, comme poétiques. Pour elles, comme pour d’autres.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
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