Présentée lors de l’édition 2022 du festival Impatience, Seuil de Marylin Mattei travaille sur les questions de harcèlement à travers l’histoire de violences subies et administrées entre adolescents. La mise en scène du comédien et metteur en scène Pierre Cuq restitue avec justesse la précision de l’écriture.
Quel est le seuil entre le jeu et le harcèlement ? À quel moment le consentement cède-t-il la place à la soumission et à l’obéissance ? Comment la peur favorise-t-elle l’acceptation, voire la pratique de la violence ? Ce sont toutes ces questions que dessine Seuil, à travers une histoire de harcèlement entre adolescents.
Fruit d’une commande, cette pièce de Marylin Mattei, une jeune autrice formée notamment à l’ENSATT et dont le travail explore les problématiques liées à l’adolescence, nous fait entrer de plain-pied dans le récit : lorsque le spectacle débute, le drame a déjà eu lieu. Quel est précisément ce drame ? Nous ne le saurons que lors des scènes finales. Pour l’heure, une policière interroge un adolescent, Noa, sur la disparition de Matteo, son meilleur ami. Ce dernier, qui a été vu pour la dernière fois dans la forêt, n’a laissé pour seul message, publié sur les réseaux sociaux, que cette implacable phrase : « Vous m’avez tué ». Au seuil du spectacle nous voilà donc, déjà, dans l’après-drame, dans la tentative de compréhension de la tragédie qui s’est nouée. Et c’est progressivement, au long d’une alternance entre deux séquences temporelles – celles de l’enquête amenant la policière à confronter le jeune Noa à ses actes et le déroulé de ces derniers – que Marylin Mattei révèle de manière méthodique la mécanique du harcèlement.
Cette mise à nu est prolongée par les choix de mise en scène, Pierre Cuq optant pour un théâtre dépouillé et efficace, au jeu direct. Ayant imaginé deux versions de Seuil – l’une destinée à tourner dans des salles de classe et l’autre pour les salles de spectacle – le metteur en scène nous installe dans la première version (celle programmée au Train Bleu) au plus près de l’action. Dans un dispositif bi-frontal, éclairé au même titre que les interprètes par des plafonniers, les spectateurs sont immédiatement immergés dans le récit, au plus près des personnages.
Avec quelques tables et quelques chaises, signifiant des lits ou d’autres volumes, pour seuls éléments de décor, les scènes s’enchaînent à un rythme enlevé. L’écriture séquencée permet de dessiner progressivement le contexte et les raisons de la disparition de Matteo : tous deux amis, Matteo et Noa ont précédemment subi du harcèlement. Depuis les faits, Noa a changé de collège et se retrouve dans une chambre d’internat avec des camarades bien peu amènes. Ce sont des durs, de ces adolescents qui prennent un malin plaisir à humilier verbalement comme physiquement leur entourage. À travers leur comportement, l’on assiste à la mise au jour de la construction des masculinités, soit l’intériorisation d’une virilité homophobe extrêmement hétéro-normative, violente, qui exclue l’expression des émotions et associe la sensibilité à la faiblesse. Une masculinité qui se fonde, aussi, sur la nécessaire oppression de toutes les personnes désertant ces schémas majoritaires, une masculinité qui impose sa loi en entendant domestiquer tous les éléments réfractaires.
Soucieux de pouvoir enfin se sentir « normal » en échappant au rôle de souffre-douleur, Noa fait tout pour s’intégrer et se lier avec ses camarades de chambrée. Son seul échappatoire semble être la forêt, lieu régulièrement évoqué – signalé par une photographie – et qui semble se soustraire aux logiques d’oppression. Las, c’est finalement dans cet espace que les adolescents violenteront Matteo. La servilité et la faiblesse de Noa l’amèneront à participer activement à l’agression, comme si le jeune homme espérait se défaire de son stigmate en prouvant sa capacité à faire subir à d’autres des sévices.
Interprété avec justesse par les deux comédiens (Baptiste Dupuy jouant Noa tandis que Camille Soulerin endosse tous les autres rôles – élèves, policières, amie de Noa – avec une énergie et une précision convaincantes), l’ensemble fait plus que nous immerger au présent de son récit. S’il y a bien le plaisir concret, direct face à cette narration sous tension, à cette langue incisive, au suspense de cette enquête, Seuil déplie avec intelligence son propos. Et, en dépit de quelques scories dans l’écriture – le texte revenant de manière insistante sur la métaphore de la forêt comme un refuge, lieu étrange et un brin fantastique –, cette création déploie avec subtilité et sans clichés les rouages de la violence, la manière dont l’exclusion se construit, la façon dont cette violence intériorisée s’enracine dans les corps, ainsi que les désastres de la pression sociale, notamment chez les hommes.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Seuil
Texte Marilyn Mattei
Mise en scène Pierre Cuq
Avec Baptiste Dupuy, Camille Soulerin
Voix off Vincent Garanger, Thomas Guené, Hélène Viviès
Son Victor Assié, Julien Lafosse
Scénographie Cerise Guyon
Costumes Augustin RollandProduction Compagnie Les Grandes Marées
Coproduction Comédie de Caen – Centre Dramatique National ; L’Archipel – Scène conventionnée d’intérêt national « Art en territoire », Granville ; La Halle ô Grains, Ville de Bayeux
Avec le soutien artistique du studio d’Asnières – École Supérieure de Comédien en Alternance ; de La Halle ô Grains, Bayeux ; de la Scène Nationale 61 (Alençon, Flers, Mortagne) ; du Département du Calvados, de la Manche, et de L’Orne ; de la Maison des Jeunes et de la Culture de Vire ; du Centre Dramatique National de Rouen ; de l’ODIA Normandie / Office de Diffusion et d’Information Artistique de Normandie pour Avignon Off 2022Ce projet a bénéficié d’un soutien de la DRAC de Normandie et de la Région Normandie au titre du FADEL Normandie.
Marilyn Mattei est lauréate de la bourse aux auteurs d’ouvrage 2020 du CNL pour l’écriture de Seuil.Durée : 1h30 / 2h20 avec navette
Festival Off d’Avignon 2022
Théâtre du Train Bleu
du 8 au 27 juillet, à 10h (relâches les 14 et 21 juillet)Théâtre Sartrouville / Yvelines, CDN dans le cadre du Festival Impatience
les 8 et 9 décembre
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