György Kurtág signe une adaptation lyrique très accomplie de Fin de partie dans laquelle se déploie un discours musical économe mais éloquent qui rend parfaitement intelligible la pièce de Beckett.
Né en 1926, le compositeur hongrois signe à plus de quatre-vingt dix ans et après un long travail d’écriture minutieuse, son premier opéra. Créée à la Scala de Milan, l’œuvre est actuellement présentée à l’Opéra national de Paris pour la première fois en France. Superbe et sidérante, elle fait entendre tout le sens et la substance de la pièce Fin de partie à laquelle elle reste fidèle sans jamais ne se réduire à sa simple illustration ou au pléonasme. Quelques traits féroces et vigoureux de cuivres et de percussions acérés viennent occasionnellement heurter une nappe sonore larvée, feutrée mais pas figée. Le temps n’est plus au cataclysme. Tout s’accorde à privilégier l’épure, elle-même trouée de silences conformément à la didascalie « un temps » que le texte d’origine répète inlassablement. Minimaliste et métaphysique, la musique épouse les mots sourds et le rythme immuable du dramaturge irlandais. Elle pénètre sans aucune lourdeur dans les profondeurs de l’âme humaine tombée en déshérence.
Fin de partie met en scène quatre personnages physiquement estropiés et moralement désœuvrés. Ils sont séparés en deux binômes : Hamm et Clov que tout oppose, le premier, aveugle et paralytique, étant cloué sur sa chaise roulante demeure contraint à l’immobilisme tandis que l’autre a des yeux et des jambes pour mieux graviter autour sans arrêt, Negg et Neill dont seuls les têtes et les hauts du torse apparaissent et disparaissent de vilaines poubelles où ils ont atterri pour leur dernier séjour. Pris au piège de rapports de force, de domination et d’exclusion dans un huis-clos impossible, ils sont défendus par un impeccable quatuor de chanteurs-acteurs : Frohe Olsen aux graves caverneux, Leigh Melrose plus survolté est d’une impressionnante physicalité traversée de heurts et de spasmes qui traduisent sa révolte intérieure, Hilary Summers et Leonardo Cortellazzi suscitant admiration et attendrissement en vieillards enfantins.
Tous sont échoués au seuil et autour d’une baraque en bois noir décrépite qui occupe le centre du plateau et pivote sur elle-même. Pierre Audi convoque et revisite les invariants du théâtre beckettien de manière à mettre en lumière la fracture entre l’homme et le monde, l’impossible dialogue entre les individus, et l’inévitable finitude qui est le cœur même du propos.
Plus confiant dans les formes brèves, aussi bien fragmentées que concentrées, que dans de grands formats opératiques, Kurtág signe aujourd’hui son œuvre la plus conséquente. Il réussit le tour de force de faire entendre dans sa composition débarrassée de grandiloquence, dépourvue de fioriture mais pas dénuée d’émotivité, toute la vacuité humaine. Celle-ci s’ exprime par petites touches, de manière limpide et contrastée, pour mieux restituer les caractères dérisoires et cruels de l’existence. Des sonorités empruntes de désolation mettent en valeur la gravité de la déliquescence tragique qui côtoie en fosse et sur scène de piquants accents comiques d’une veine narquoise voire triviale propre au théâtre de l’absurde qui ne se prive pas de mélanger les tons. Un doux lyrisme nostalgique teinté d’onirisme colore les ineffables souvenirs dansants qu’accompagnent l’accordéon et le cymbalum. La musique met en relief de manière évidente et bouleversante le théâtre de la condition humaine condamnée à la stagnation, à l’extinction, au vide, au rien. C’est sublimement et inexorablement beckettien.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Fin de partie
Opéra en un acte
D’après Samuel Beckett, EndgameMusique :
György Kurtág – (1928)Direction musicale :
Markus StenzMise en scène :
Pierre AudiDécors :
Christof HetzerCostumes :
Christof HetzerLumières :
Urs SchönebaumDramaturgie :
Klaus BertischOrchestre de l’Opéra national de Paris
Production Teatro alla Scala, Milan et de Nationale OperaDistribution
Hamm :
Frode OlsenClov :
Leigh MelroseNell :
Hilary SummersNagg :
Leonardo CortellazziPalais Garnier – du 28 avril au 19 mai 2022
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !