Présenté en création mondiale au Festival d’Aix-en-Provence 2023, le dernier ouvrage du compositeur britannique George Benjamin et de son dramaturge Martin Crimp est un troublant et captivant parcours initiatique et réparateur.
Le quatrième ouvrage lyrique du compositeur George Benjamin et du dramaturge Martin Crimp est un joyau sombre et précieux. Ses signataires délaissent la grande envergure de leurs œuvres récentes à succès telles que Written on Skin et Lessons in Love and Violence pour revenir au format plus court et concis de leurs débuts (Into the Little Hill en 2006). C’est aussi un retour à la fable qu’ils opèrent remarquablement en puisant leur inspiration dans plusieurs sources littéraires entre conte populaire, exégèse bouddhiste ou encore récit biographique romancé. Écrite pour un petit ensemble instrumental et vocal, l’œuvre en un acte est aussi brève que riche et profonde. Le temps y est ramassé, mais s’y déploie le parcours initiatique fascinant d’une femme anonyme, endeuillée de la mort de son enfant qu’elle essaie de ramener à la vie. Droite et digne dans sa douleur, celle-ci tente de trouver le chemin de la consolation et du réenchantement. Elle devra pour cela suivre l’énigmatique recommandation écrite sur la page d’un livre : « Trouve une personne heureuse en ce monde et prends un bouton de la manche de son vêtement. Fais-le avant la nuit et ton enfant vivra. »
À ces mots, l’orchestre resté quasiment muet lors des toutes premières mesures, laissant toute sa place à la confession plaintive de l’héroïne, s’anime et scintille dûment pour soutenir la femme, interprétée avec tant de délicatesse et d’engagement émotionnel par Marianne Crebassa, mezzo magnifiquement poignante et d’une juste intensité. Le centre du plateau nu, où se côtoient les corps et les ombres, est traversé par un tapis roulant mimant le chemin à prendre. Son périple la conduit à faire une succession de furtives rencontres. Elle s’adresse à des individus supposément heureux, mais qui révèlent à son contact la vérité noire, perverse, souffrante de leur moi indifférent et insensible. Ainsi, Crimp et Benjamin sondent la nature humaine dans toute sa fragilité et sa complexité.
D’abord, c’est un couple d’amants polyamoureux que jouent le contre-ténor Cameron Shahbazi et la soprano Beate Mordal, dont la hauteur des voix cristallines et sensuelles chante l’extase de l’amour avant que leur brûlante étreinte ne soit interrompue par une violente dispute. Ensuite, un ancien artisan interprété par le baryton John Brancy, au timbre somptueusement incisif, dont les stigmates de mutilations corporelles laissent aisément deviner les tendances autodestructrices. Puis, une compositrice idolâtrée et son assistant affairé forment un nouveau duo qui donne l’occasion au compositeur et à son librettiste de distiller quelques pointes d’humour satirique bienvenues. En contrepoint, un avide collectionneur d’art se fait dangereux séducteur. Enfin, la dernière étape du trajet conduit l’héroïne dans un luxuriant jardin édénique où la mort semble ne pas exister. Sa mystérieuse et hospitalière gardienne est Zabelle, incarnée par Anna Prohaska aussi capiteuse que lumineuse. Les deux voix féminines onctueusement vocalisantes se conjuguent à merveille.
Ce jardin foisonnant, dont le texte célèbre l’abondance, n’est pas donné à voir scéniquement. C’est plutôt un geyser d’eau et de lumière régénérantes qui jaillit grâce à la projection d’une œuvre vidéo signée de l’artiste plasticien Hicham Berrada où l’on voit apparaître un fantastique fond marin, à la fois chimérique et organique, dont les riches éléments sont porteurs de vie. Cette ultime séquence est manifeste du travail scénique réalisé par Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma, toujours fidèles à leur écriture minimaliste, poétique, anti-démonstrative, qui ne souffre d’aucune littéralité. Les deux artistes suivent avec retenue et empathie la trajectoire du personnage central en oscillant entre l’opacité et la transparence, le réalisme et l’onirisme.
Exactement de la même manière, les effets dramatiques sont bien mesurés dans la partition à la fois dépouillée et foisonnante de George Benjamin qui fait montre d’une profonde éloquence à exprimer l’indicible tristesse. Le compositeur dirige lui-même en fosse le Mahler Chamber Orchestra avec qui il a noué des liens privilégiés. L’ensemble instrumental aux textures soyeuses, aux sonorités miroitantes et aux couleurs chamarrées rend tout à fait justice aux atmosphères particulières, non univoques, mais toujours cohérentes, de l’œuvre. Subtiles, nuancées, ciselées, d’une étrange et évidente beauté, les écritures musicales, textuelles et scéniques ne manquent donc pas de qualités. Il est miraculeux de constater surtout comment elles parviennent à s’allier pour former une véritable symbiose, porteuse de sens et d’émotions nécessaires.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
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Opéra en un acte de Sir George Benjamin
Texte de Martin Crimp
Direction musicale Sir George Benjamin
Mise en scène, scénographie, dramaturgie, lumière Daniel Jeanneteau, Marie-Christine Soma
Avec Marianne Crebassa (en alternance avec Ema Nikolovska), Anna Prohaska (en alternance avec Nikola Hillebrand), Beate Mordal, Cameron Shahbazi, John Brancy
Costumes Marie La Rocca
Vidéo Hicham Berrada
Assistante à la direction musicale Corinna Niemeyer
Chefs de chant Bretton Brown, Yohan Héreau
Assistante à la mise en scène Sérine Mahfoud
Assistant à la scénographie Théo Jouffroy
Assistante aux costumes Peggy Sturm
Orchestre Mahler Chamber OrchestraCo-commande et co-production Festival d’Aix-en-Provence, Royal Opera House – Covent Garden, Opéra National du Rhin, Opéra Comique, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Oper Köln, Teatro Di San Carlo
Durée : 1h15
Vu en juillet 2023 au Festival d’Aix-en-Provence
Opéra-Comique, dans le cadre du Festival d’automne à Paris
du 25 au 31 octobre 2024
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