Avec pour invités la chorégraphe Dalila Belaza et l’artiste performeur Otomo de Manuel, la série 2 de Vive le sujet ! portés par la SACD offre à découvrir deux singuliers rituels. Deux petites cérémonies bien différentes, mais qui tendent toutes les deux vers une forme d’harmonie, d’utopie.
Dans la programmation du Festival d’Avignon, les huit propositions de Vive le sujet ! créé par la Société des Auteurs Dramatiques (SACD) – sous le nom de « Vif le Sujet », devenu ensuite « Sujets à vif » –, et toujours portées par elle, occupent une place particulière. Fruits de commandes à des artistes choisis par la structure, dont les pratiques d’écriture sont pour la plupart assez récentes, elles ne sont pas des productions au sens classique : présentées après un temps de travail beaucoup plus limité que celui d’un spectacle, elles donnent à voir des gestes qui souvent se cherchent encore. Autant que des formes concrètes, qui se déploient invariablement dans l’écrin chaque année égal à lui-même du Jardin du Lycée Saint-Joseph, elles offrent des promesses dont on ne sait si elles se réaliseront. Vive le sujet ! célèbre ainsi le présent du théâtre, de la danse, de la musique ou encore de la performance. Il fête le hasard, l’aléatoire. D’autant plus que chaque artiste invité doit choisir ses compagnons de travail, selon un seul critère imposé : ne jamais avoir travaillé avec eux.
Ces règles, souples mais néanmoins contraignantes de par les formats qu’elles imposent, mènent régulièrement à des formes de rituels, de cérémonies : en mettant en scène la rencontre de leurs pratiques et langages divers, les artistes dessinent trente minutes durant – la durée est une autre contrainte de Vive le sujet ! – une micro-société dont les codes semblent s’inventer en direct. On se rappelle par exemple de L’invocation à la muse (2018) de Vanasay Khamphommala, qui avec l’artiste queer Caritia Abell se livrait à une performance érotico-poétique donnant à voir la naissance de la poésie, son jaillissement. Cette forme est devenue par la suite l’introduction de la première création de Vanasay Khamphommala, Orphée aphone. Plus récemment, on se souvient encore du Plastic Platon (2021) de la circassienne Sandrine Juglair qui, avec l’interprète vocal Julien Fanthou, imaginait elle aussi une sorte de rituel de métamorphose basé sur une parfaite fluidité des genres.
Avec Ana Ounti et Keep on, walk and walk, walk the speakers, la danseuse et chorégraphe Dalila Belaza et le performeur Otomo de Manuel ajoutent deux petits rituels à ceux qui figurent déjà au répertoire bien garni de Vive le sujet !. Leur présence dans la même série – encore une constante du rendez-vous : ces formes sont toujours présentées par deux – illustre bien à la fois la grande étendue des possibles qu’offre l’invitation de la SACD et ses cadres. L’une très intérieure, spirituelle, l’autre beaucoup plus expansive, militante, les deux propositions donnent simultanément à voir la construction d’individualités et celle d’un groupe. Dans un cas, le premier, le processus n’est pas formulé ; dans l’autre, tout est dit, et les règles du jeu sont énoncées par les trois participants, qui n’hésitent pas non plus à formuler bien clairement ce qu’ils veulent en faire : un espace d’expression pour gens singuliers, pour personnes aux identités hors des cadres du genre, en constante mutation.
En invitant auprès d’elle le musicien et cinéaste Brian W. Rogers dit Trustfall et la poétesse et artiste de la chanson Chouf, Dalila Belaza poursuit la recherche qu’elle mène au sein de sa compagnie Hiya, d’un « territoire utopique où l’intime et l’universel se rencontrent comme deux horizons infinis ». Avec le musicien expérimental Ranga Langa et la jeune danseuse Éléa Ha Minh Tay, Otomo de Manuel se livre lui aussi à une démarche qu’il mène de longue date, et qu’il nous décrivait pendant le premier confinement dans le cadre d’un article où nous évoquions ses passionnantes Chroniques du Nouveau Monde, performances textuelles et photographiques quotidiennes qui ont obtenu le Prix SACD Arts de la Rue. « Si mon endroit de prédilection se situe dans la performance, j’ai l’habitude d’utiliser différents mediums pour traiter les mêmes sujets et pour défendre les fondements du queer – l’ambiguïté, l’étrange, le hors-cadre – qui ont tendance à laisser place aujourd’hui à une sorte de mode teintée de militantisme », disait-il alors.
Dans Keep on, le très longiligne Otomo, qui apparaît dans une chemise orange, un pantalon militaire pattes d’éph et une casquette rose Adidas, incarne une sorte de chef d’orchestre dont la mise est plus éloquente que les mots, qu’il égraine parfois sans aller jusqu’à en faire des phrases. À moins qu’il ne répète l’un ou l’autre propos de ses interprètes qui, eux, parlent beaucoup et font ainsi un pas de côté par rapport à leurs pratiques habituelles. Ranga Langa s’interroge par exemple très sérieusement sur son goût pour les chaussettes roses et les polos Ralph Lauren : s’il s’habille ainsi, faut-il en déduire qu’il est de droite ? Est-ce possible pour un « mec noir et homo » comme lui ? Il parle de ses peurs aussi, tout comme Éléa Ha Minh Tay qui se dénude au sens propre comme au figuré pour nous dévoiler ses « techniques » pour y faire face : porter un short de boxe, des lunettes noires ou des talons très hauts. La sape, dans Keep on, est au cœur de l’être, il participe à sa définition.
Le rituel qui se déroule là est proche de ceux des groupes de parole, mais en plus fou, en plus débordant. En s’entremêlant avec un humour qui excelle à dire l’intime, le profond, les expressions de ces personnalités hors-normes commencent à former un ensemble qui, on le sent, pourrait bien continuer de se développer. Sur la feuille de salle, Otomo de Manuel parle d’ailleurs assez mystérieusement de Keep on comme d’un « premier volet du cycle des Icônes »… L’horizon du rituel de Dalila Belaza semble plus réduit : formant un cercle qui s’élargit pour retrouver à la fin sa petite taille initiale, les trois artistes décrivent un mouvement au terme duquel il est évident qu’il y a eu transformation. Quand bien même il est très difficile d’y mettre des mots, du moins des mots autres que ceux de Dalila Belaza elle-même, qui dit avoir voulu réunir différentes trajectoires « vers un centre magnétique », et construire « une assemblée minimale où la danse, le chant, la musique et la poésie existeraient comme une expression élémentaire de l’être humain ». S’ils donnent à rire, les rituels de Vive le sujet ! donnent aussi à méditer.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Vive le sujet ! – Série 2
Ana Ounti
Texte Chouf
Mise en scène, chorégraphie et musique enregistrée Dalila Belaza
Avec Dalila Belaza, Chouf, Trustfall
Musique live Trustfall
Production Association Jour
Coproduction SACD, Festival d’Avignon
Avec l’aide de Montévidéo Centre d’art (Marseille), La Briqueterie CDCN du Val de MarneKeep on, walk and walk, walk the speakers
Une rencontre imaginée par Otomo de Manuel, Éléa Ha Minh Tay et Ranga Langa
Texte, conception et mise en scène Otomo de Manuel
Avec Éléa Ha Minh Tay, Ranga Langa, Otomo de Manuel
Production Pinky Panda Production
Coproduction SACD, Festival d’Avignon
Avec le soutien de Ordinary Damaged MovementsDurée : 1h30
Festival d’Avignon 2022
Jardin du Lycée Saint-Joseph
du 8 au 14 juillet
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !