Dirigé par Teodor Currentzis et mis en scène par Peter Sellars, c’est un Castor et Pollux de Rameau tendre et sensible, plein de modernité et d’humanité, qui se donne au Palais Garnier.
Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau fait son retour à l’Opéra de Paris, où il n’avait plus été donné depuis 1940. C’est sa version originelle, celle de 1737, la plus rarement jouée, en cinq actes précédés d’un prologue, que Teodor Currentzis et Peter Sellars ont choisie l’un et l’autre pour le représenter. Avec nombre de fulgurances, mais aussi quelques longueurs, ses sublimes pages musicales font d’abord suivre le combat que livre la déesse de la beauté au dieu de la guerre, en faveur d’un esprit de paix, puis elles narrent le destin tragique des deux frères jumeaux qui donnent leur nom au titre de l’ouvrage.
À la tête de l’Orchestre et du Chœur Utopia, Teodor Currentzis livre un Castor et Pollux à la fois décapant et passionnant. Au moyen de son ample et énergique gestuelle d’albatros intranquille, ce qu’il fait entendre bouscule nécessairement l’auditeur, tant il ne correspond à aucune habitude d’écoute de l’œuvre. La manière dont il restitue, voire presque réinvente, le discours musical et sa force dramatique tient du génie. Le chef exacerbe la spectaculaire expressivité de la partition en favorisant tant de saisissants effets de contrastes extrêmes dans l’usage des couleurs, des rythmes et des nuances, en alternant une certaine âpreté du son et une douceur sereine, laissant s’étirer des lignes infinies que secouent soudainement de brusques précipitations. Ses partis-pris interprétatifs captent l’attention et fonctionnent comme de véritables décharges d’émotions.
Si la musique épouse les mouvements des âmes tourmentées, la direction d’acteurs qu’opère Peter Sellars sur les chanteurs permet d’obtenir la justesse et la vérité des sentiments exprimés. Jeanine De Bique est vibrante de tristesse en Télaïre, pleurant la perte de Pollux mort au combat au cours de son célèbre air « Tristes apprêts » impeccablement dépouillé. Par la magie d’un chant si pur, d’aigus filés, quasiment murmurés, le corps inerte de son amant se met à remuer et léviter sous ses yeux médusés. Ses partenaires Marc Mauillon et Reinoud Van Mechelen se montrent investis et convaincants, même si inégalement à l’aise, dans leurs rôles. Le ténor Laurence Kilsby enchaîne plusieurs petits rôles, dont rien de moins que l’Amour personnifié, et éblouit de sa clarté vocale et de sa délicate musicalité.
L’Américain Peter Sellars, qui n’est évidemment plus l’agitateur iconoclaste que découvraient les spectateurs d’opéras à la fin des années 1980, continue bel et bien de délivrer des lectures toujours personnelles, contemporaines, à la fois accessibles et subversives, des œuvres qu’il monte. C’est bien le cas de Castor et Pollux à laquelle il donne une dimension à la fois intime et cosmique. Placés dans un appartement modeste, mais fonctionnel qui sert de décor unique, vêtus de simples sweats, jeans, joggings, treillis, les héros mythiques s’affichent d’emblée dans un quotidien certes empreint de trivialité, mais non dépourvu d’onirisme et de spiritualité. À leurs côtés, fait irruption une bande de danseurs pilotée par Cal Hunt, chorégraphe et lui-même performeur. Né dans les années 1990 à Brooklyn, mais d’origine jamaïcaine, le flexing s’exécute par des corps souples et disloqués, dont le caractère totalement désarticulé métaphorise ici la brisure du monde en perdition. Le geste réjouissant se fait parfois violent, insolent. Il est aussi joueur et rassembleur. Tantôt doubles des protagonistes, tantôt choreutes venus soutenir et commenter l’action à la manière antique, les danseurs campent aussi les ombres lugubres qui, tapies dans les recoins d’un lit, d’un meuble, ou sous la douche, rampent, se faufilent et s’agitent, alors que Pollux va rechercher son frère dans les Enfers. La table basse s’offrant comme le tombeau de Castor s’ouvre comme par magie pour permettre le passage entre le monde des vivants et le royaume des morts.
Les vidéos, réalisées par Alex MacInnis et projetées sur un écran servant de fond de scène, renvoient à un paysage nocturne et urbain type zones périphériques, tours d’immeubles, aires industrielles et axes routiers. S’affichent aussi des pans de ciel nébuleux dans lesquels les astres formant la constellation des Gémeaux scintillent et tournoient en majesté. Le cosmos chez Sellars s’offre comme un modèle d’équilibre et d’harmonie conjurant le chaos terrestre. Le propos du spectacle n’est pas autre que celui tenu par Rameau lui-même dans l’air final de Jupiter, puis dans la lumineuse chaconne qui referme l’opéra : il exhorte l’humain, dans la joie et le jour renaissant, à fêter et préserver l’ordre de l’univers.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Castor et Pollux
Tragédie lyrique en un prologue et cinq actes (1737)
Musique Jean-Philippe Rameau
Livret Pierre-Joseph Bernard
Direction musicale Teodor Currentzis
Chef des Chœurs Vitaly Polonsky
Mise en scène Peter Sellars
Avec Jeanine De Bique, Stéphanie d’Oustrac, Reinoud Van Mechelen, Marc Mauillon, Claire Antoine, Laurence Kilsby, Nicholas Newton, Natalia Smirnova et les danseur·euse·s Christopher Beaubrun, Jin Lee Baobei, Andrew Coleman dit « Finesse », Xavier Days dit « X », Ablaye Diop, Ange Emmanuel dit « Kendrickble », Kenza Kabisso, Joshua Morales dit « Sage », Tom Mornet Bouchiba dit « Tomorrow », Cordell Purnell dit « Storm », Sarah Querut, Edwin Saco dit « Jamsy », Océane Valence
Orchestre et Chœurs Utopia
Chorégraphe principal Cal Hunt
Costumes Camille Assaf
Lumières James F. Ingalls
Vidéo Alex MacInnis
Dramaturgie Antonio Cuenca Ruiz
Décors Joëlle AounAvec le soutien du Cercle Berlioz
Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-DestezetDurée : 3h20 (entracte compris)
Opéra national de Paris, Palais Garnier
du 20 janvier au 23 février 2025
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