Fidèle à la profonde nature de vaudeville qu’est Le Mandat, Patrick Pineau livre une mise en scène échevelée pour ses retrouvailles avec Erdman. Derrière les rires en cascade, la terreur des personnages face au nouvel ordre politique est abyssale.
Rien ne ressemble plus à un Labiche que cette pièce de Nicolaï Erdman. Et rien ne lui ressemble moins. Le Mandat a la structure des vaudevilles, ce parfait enchainement des situations qui pousse constamment au rire avec les personnages cachés (derrière une porte, sous un tapis, dans une malle…) qui déclenchent ou achèvent des quiproquos à une folle allure. Mais Le Mandat a un propos bien plus ambitieux et raide que celui d’une comédie de mœurs entre bourgeois de la fin XIXe. 1900 a été enjambé. Cela fait sept ans que le tsar est tombé en Russie, la Nouvelle politique économique (NEP) est enclenchée et tout l’ordre social est à terre. Les possédants n’ont plus droit de cité, la propriété est interdite et le nouvel horizon est d’avoir sa carte au parti communiste, un « mandat ». Ainsi donc deux familles, l’une bourgeoise ruinée par les révolutions de 1917 et d’anciens tsaristes encore riches trouvent un arrangement : marier leurs enfants. La dot ? le frère de la future mariée qui s’engage à s’encarter au PCUS pour assurer la protection de tous dès lors qu’il aura entre les mains le fameux mandat.
Jouer sur les apparences
Dans l’espace réduit d’un appartement communautaire, les hystéries s’enchainent les unes aux autres tant la matriarche Nadejda Goulatchkine est inquiète. Il n’y a plus aucun repère. L’affolement est général, toute action prend des proportions immenses à commencer par ce voisin qui ne décolère pas que sa casserole de vermicelles au lait ait fini sur sa tête parce que Pavel, le fils Goulatchkine, donnait des coups de marteaux de l’autre côté du mur (fin) pour accrocher maladroitement des peintures. Tout est en place dans cette scène d’ouverture avec ce personnage qui sera le plus lucide d’entre tous déjouant tous les faux-semblants que Pavel entretient avec un tableau réversible : Marx d’un côté, des paysages de l’autre et une représentation religieuse pour combler les ecclésiastiques. Contenter tout le monde, ne froisser personne. Pas pour le plaisir gratuit de duper ses visiteurs mais pour survivre dans une URSS naissante dont ils ne connaissent pas encore tous les codes mais ont saisi violemment les changements.
Ce texte de Nicolaï Erdman ne sera pas publié avant la perestroïka mais joué 350 fois en 1925 alors que son écriture n’a pas eu le temps de sécher tant Meyerhold réclame à ce jeune auteur né en 1900 de la lui livrer. Dans la salle, les spectateurs crient « Ah bas Staline ! » Le succès est total, l’arrêt brutal. Elle ne sera reprise qu’à la mort du dictateur. Mais elle existera tout de même plus que la seule autre pièce que fera Erdman, Le Suicidé, interdite avant même d’être jouée et qui vaudra à son auteur non pas la déportation comme Daniil Harms ou Mandelstam mais d’être réduit à ne plus participer qu’à des scénarii de films et mourir en 1970 sans avoir produit d’autres grandes œuvres. Sur les fiches techniques du Théâtre Meyerhold (TIM) de Moscou, figurent les réactions des spectateurs et ceux-ci riaient plus de 350 fois sur la durée du spectacle ! ; l’acteur incarnant Pavel deviendra célèbre du jour au lendemain. La pièce sera jouée dans de nombreuses autres villes russes, dans différentes mises en scène jusqu’en 1930 rappelle Jean-Philippe Jaccard, dans la première traduction française qu’il fait de ce texte et publié en 1998.
Sauve qui peut
La version que monte Patrick Pineau est celle d’André Markowicz qui a enrichi son propre travail avec des scènes supplémentaires. Avec sa troupe conséquente de 13 personnes (beaucoup pour aujourd’hui, nettement moins pour l’époque de Erdman), il manie au millimètre la cadence infernale de la terreur, sachant déborder dans la salle, parfois éclairée, pour établir un lien avec les musiciens – cette catégorie sociale qui ne change pas vraiment de statut en passant d’un régime à l’autre – avant que tout le monde ne soit assis ou quand le dénouement approche et que les vérités se resserrent. Le metteur en scène et surtout acteur est aussi à l’aise là qua dans des formes plus modestes, au service des mots de Serge Valletti (John a-dream) récemment sous les indications de sa complice de longue date Sylvie Orcier. Leurs enfants, comme dans Black March sont avec eux au plateau dans ce travail d’une véritable famille d’artistes bien au-delà des liens sanguins (les anciens comme Yasmine Modestine et Aline Le Berre ou les plus nouveaux comme Ahmed Hammadi-Chassin en Pavel déboussolé et pilier ou Virgil Leclaire, locataire des Goulatchkine).
Avec les pantomimes autour de la vraie/fausse robe de la vraie/fausse impératrice, les balbutiements de prières autour d’un électrophone qu’écrit Erdman, les clins d’œil que rajoute Patrick Pineau via l’intervention de la régie qui lance « la lutte finale » au moment du triomphe des petits arrangements ou les amorces de pas dansés d’Anatole Smetanitch comme un aveu supplémentaire de perdition, cette adaptation du Mandat est fluide et comme pouvait l’être Un chapeau de paille d’Italie quand Georges Lavaudant dirigeait un certain… Patrick Pineau. L’acteur n’a rien perdu de cette dextérité qu’il met ici au service d’un texte infiniment sombre sous sa drôlerie. « Ils refusent de nous arrêter » dit au final Pavel. Il ne leur reste plus rien dans la vie. Erdman et Pineau font exister celles et ceux qui ont été asphyxiés par la folie du pouvoir dans une Russie « qui n’existe plus » disent-ils, à cette époque-là…
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Le Mandat
De Nicolaï Erdman
Mise en scène : Patrick Pineau / Compagnie Pipo
Avec François Caron, Ahmed Hammadi-Chassin, Marc Jeancourt, Aline Le Berre, Nadine Moret, Sylvie Orcier, Elliot Pineau-Orcier, Yasmine Modestine, Lauren Pineau-Orcier, Jean-Philippe Levêque, Virgile Leclaire, Arthur Orcier, Patrick Pineau
Traduction : André Markowicz
Dramaturgie : Magali Rigaill
Costumes : Gwendoline Bouget
Scénographie : Sylvie Orcier
Création lumières : Christian Pinaud
Création sonore : Jean-Philippe François
Régie générale : Florent Fouque
Production déléguée : Théâtre-Sénart, Scène nationale
Production : Théâtre-Sénart, Scène nationale
Coproduction : Les Célestins, Théâtre de Lyon, Espace Des Arts — Scène nationale de Chalon-Sur-Saône, Maison de la Culture de Bourges, L’Azimut — Antony / Châtenay-Malabry, Compagnie PipoDurée 2h15
Au théâtre des Célestins – Lyon
Du 6 au 16 mars 2024Au Théâtre-Sénart, Scène nationale
Du 26 au 29 mars 2024du 2 au 4 avril 2024
L’Azimut – Antony / Châtenay-Malabrydu 18 avril au 5 mai 2024
Théâtre de la Tempête – Parisdates en cours
Maison de la Culture – Bourges
Espace des Arts – Châlon-sur-Saône
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