Au Théâtre National de Bretagne, la comédienne et le metteur en scène unissent, grâce à la joyeuse complicité qui les lie, leurs forces artistiques et leurs histoires personnelles pour se jouer des glissements de l’existence.
Il y a tout juste un an, nous avions laissé Florence Janas et Guillaume Vincent en pleine étape de travail, en quête d’une pièce, qui avait déjà trouvé son titre, Paradoxe, tout comme ses grandes lignes dramaturgiques. Ouverte aux spectatrices et spectateurs du Festival du Théâtre National de Bretagne (TNB), cette séance de répétitions d’une quarantaine de minutes, suffisamment rare, et donc précieuse, pour en souligner l’existence, avait charrié son lot de belles promesses, qui se concrétisent et s’amplifient cette année à l’occasion de la création en bonne et due forme de ce spectacle, toujours dans le cadre de la manifestation annuelle du CDN rennais. Installés, cette fois, sur le plateau de la salle Gabily, dont l’horizon est bouché par un immense cube blanc qui offre un subtil cadre de projection, la comédienne et le metteur en scène apparaissent plus gémellaires que nos souvenirs nous l’auraient laissé à penser. Tandis que Guillaume Vincent repeint en jaune – et non plus en bleu – un large pan de mur, Florence Janas se tient face public, moustache en travers du visage et nez plus imposant qu’à l’accoutumée. D’emblée, le tandem s’impose alors comme une hydre à deux têtes, comme les membres d’une fratrie qui auraient fusionné, au moins en partie, leurs apparences physiques autant que leurs passés.
Car, dès les premières tirades où Florence Janas paraît rejouer, mimiques à l’appui, un dialogue avec sa mère, l’on semble comprendre, grâce à un simple « Bonjour mon chéri » et à une référence à Uzès, la ville natale de Guillaume Vincent, qu’elle s’est plutôt glissée dans la peau du metteur en scène, de retour dans son pays. Accompagnée par Musette, sa chatte « vieille comme [elle] », la matriarche n’a plus franchement toute sa tête, confondant son animal avec celui de sa voisine, mélangeant les temporalités, ne sachant plus trop si son fils a des enfants, ou non. Épaulées par des aides à domicile qui viennent lui donner ses cachets, elle n’en garde pas moins un sens de l’humour décapant, une certaine fierté qui la pousse à vouloir faire belle figura, et des souvenirs précis de son métier de sage-femme, de ce premier accouchement de jumeaux, qui, au moment de leur naissance, « se déchiraient à l’intérieur » ou de cette jeune femme de 13 ans qui débarque à l’hôpital en plein déni de grossesse. À la manière d’une personne à la mémoire défaillante, qui passe bien souvent du coq à l’âne sans coup férir, Florence Janas, bientôt rejointe par Guillaume Vincent, vogue d’un sujet à l’autre, d’une période temporelle à l’autre, d’une vie à l’autre par une série de glissements successifs, qui lui permet de tout mêler et de tout combiner : le réel et la fiction, les personnages et les acteurs – en cours de création – qui les incarnent, l’existence de Guillaume Vincent et la sienne, les plans cul foireux – conséquence d’une vie sentimentale compliquée – de l’un et l’AVC de la mère de l’autre… Comme si, en définitive, ces deux « clowns », malgré leurs enveloppes corporelles distinctes, ne formaient plus qu’une seule et même entité.
Rondement exécuté, ce projet fusionnel, et co-signé, a d’autant plus de sens, et est d’autant plus émouvant, qu’il souligne et profite de la complicité qui unit Florence Janas et Guillaume Vincent depuis nombre d’années. De La Double inconstance, que le metteur en scène avait montée à la fin des années 1990 au Théâtre du Gymnase jusqu’à Florence & Moustafa (2019), en passant par Nous, les héros (2006), Histoire d’amour (2007), Songes et Métamorphoses (2016) et Les Mille et Une Nuits (2019), la comédienne est apparue dans moult projets pilotés par le metteur en scène, qui bénéficie une nouvelle fois, à l’occasion de ce Paradoxe, de sa formidable puissance de jeu. Car ce maelström de personnages, d’époques, de lieux et de sujets, aussi finement tissé soit-il, pourrait perdre n’importe quel spectateur si l’actrice ne se glissait pas de rôle en rôle avec l’aisance qu’on lui connaît, en leur offrant à chaque fois un signe distinctif – parfois soutenu par les costumes de Fanny Brouste – qui permet de les identifier dans la seconde.
Surtout, s’il entremêle des moments purement fictifs et des instantanés inspirés de faits réels, ce camaïeu textuel joue avec les correspondances de vie que les deux artistes ont réellement traversées, avec la mère de l’un que la fiction décrit comme malade alors qu’elle se porte, en réalité, comme un charme, avec la mère de l’autre, qui s’invite peu à peu dans la partie, et qui, quant à elle, a bel et bien été victime d’un AVC. Ensemble, et ainsi entremêlées, ces trajectoires individuelles parviennent à atteindre une forme d’universel, dans leur façon d’embrasser frontalement, mais l’oeil toujours rieur, des thématiques aussi largement partagées que l’accompagnement dans la vieillesse et la maladie, et la perte, que l’on sait inéluctable à mesure que le temps s’enfuit, d’un être aussi cher que sa mère. Sources d’une atmosphère rieuse et malicieuse, qui constitue tout le beau paradoxe de ce Paradoxe, Florence Janas et Guillaume Vincent usent alors d’un pouvoir aussi vieux que l’art dramatique, celui de la catharsis, et prouvent que la joie d’être ensemble, et de créer du théâtre comme des instants de vie, permet d’en surmonter avec plus de légèreté les multiples difficultés.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Paradoxe
Une création de et avec Florence Janas et Guillaume Vincent
Dramaturgie Marion Stoufflet
Scénographie Daniel Jeanneteau, Guillaume Vincent
Son Yoann Blanchard
Lumière Sébastien Michaud
Costumes Fanny Brouste
Couture Lucile Charvet
Regard chorégraphique Zoé Lakhnati
Régie générale et lumière Karl-Ludwig Francisco en alternance avec Matthieu Marques Duarte
Régie plateau Muriel Valat
Prothèses Jean-Christophe Spadaccini
Stagiaire à la mise en scène Katarina Jungova
Construction du décor Atelier du T2GProduction Cie MidiMinuit
Coproduction Théâtre National de Bretagne, Centre Dramatique National (Rennes); T2G Théâtre de Gennevilliers Centre Dramatique National; Théâtre Olympia CDNT ; Comédie de Béthune Centre Dramatique national Hauts-de-France
Soutiens Théâtre Molière-Sète, Scène nationale archipel de ThauLa Cie MidiMinuit est soutenue par la DRAC Île-de-France – ministère de la Culture au titre de l’aide aux compagnies dramatiques conventionnées et a reçu l’aide à la création de la Région Île-de-France.
Durée : 1h20
Théâtre National de Bretagne, Rennes, dans le cadre du Festival du TNB
du 12 au 22 novembre 2025Comédie de Béthune, CDN Hauts-de-France
du 3 au 5 décembreT2G – Théâtre de Gennevilliers, CDN
du 15 au 26 janvier 2026Théâtre Olympia, CDN de Tours
du 11 au 13 mars



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