Avec La Petite dans la forêt profonde, le dramaturge français et le metteur en scène grec conjuguent la noirceur de la tragédie antique, l’attrait du conte fantastique et l’étrangeté du théâtre d’objets.
À bien les observer, les figurines de Kleio Gizeli paraissent avoir, avant même qu’il n’advienne, les marques du malheur gravées sur leurs visages. Comme si la tragédie, à travers ces quelques germes, prouvait son caractère inéluctable. Il y a d’abord ce Roi, ventripotent, figure difforme, yeux enfoncés, cheveux ébouriffés, tête transpercée qui semble loin d’incarner la bienveillance faite homme. À la demande de la Reine, il est allé chercher, par-delà les frontières du royaume, sa soeur cadette afin de l’escorter jusqu’au palais où la famille doit se réunir. Grande natte tressée, regard dans le vague, traits fermés, la jeune femme accepte, en chemin, de faire escale dans une bergerie, au coeur de la forêt profonde.
C’est dans ce refuge, transformé en cloaque, que le Roi la viole, puis lui coupe la langue afin que « la petite » ne puisse jamais raconter ce qui lui est arrivé. De retour au palais, le souverain sort le grand jeu, et fait couler les grandes eaux, pour justifier auprès de la Reine l’absence de sa soeur : elle se serait noyée en mer au cours d’un violent orage. Regard perçant, visage accablé, la femme est condamnée, à son corps défendant, à y croire, jusqu’à ce que, un an plus tard, une vieille dame ne vienne lui remettre une écharpe brodée où sa soeur détaille son viol et son amputation, déclenchant, ainsi, son désir de vengeance.
Inspiré du mythe de Procné et Philomèle, relaté dans Les Métamorphoses d’Ovide, le récit de Philippe Minyana renoue avec les aspects les plus sombres et les plus durs du théâtre antique. Sous ses airs de conte fantastique, il cache bien des turpitudes de l’âme humaine, aussi éternelles qu’atemporelles, et ne recule ni devant la noirceur fielleuse, ni devant les actes les plus odieux et, à certains égards, les plus tabous. Sauf que, dans la plus pure veine tragique, les figures dépeintes par le dramaturge ne paraissent plus franchement aux manettes, comme animées par des forces qui les dépassent, les submergent et les poussent, palier après palier, à commettre des crimes toujours plus irréparables. Tels des sables mouvants maudits qui, quoi qu’ils fassent, les absorberont.
A ce substrat déjà hautement pesant, Pantelis Dentakis surajoute une ambiance horrifique qui, quasiment d’entrée de jeu, fait froid dans le dos. L’histoire n’est pas racontée par des acteurs de chair et d’os, mais par l’intermédiaire de figurines, qui ressemblent aux pièces d’un jeu d’échecs maléfique. Manipulées par Katerina Louvari-Fasoi et Polydoros Vogiatzis, qui se chargent aussi de leur offrir une voix, elles sont filmées en plan plus ou moins serré par Apostolis Koutsianikoulis et apparaissent tantôt immenses, tantôt minuscules en regard des deux comédiens présents au plateau. Façon de pouvoir lire, lorsqu’elles apparaissent en gros plan, aux tréfonds de leurs yeux, voir de leur âme.
Esthétiquement séduisante, notamment grâce au travail scénographique de Nikos Dentakis qui insère ces personnages dans de beaux décors où la poétique se mêle à l’horreur, l’expérience se révèle toutefois moins bluffante que bien des performances de théâtre d’objets. Néophyte en la matière, Pantelis Dentakis n’a, semble-t-il, pas voulu réaliser la prise d’images en direct, lui préférant un film enregistré au préalable auquel les deux comédiens doivent s’adapter minutieusement. Dès lors, le spectacle se voit priver de la magie et du frisson inhérents à une performance live qui auraient pu la faire basculer, encore davantage, dans un autre univers.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Petite dans la forêt profonde
Texte Philippe Minyana
Traduction Dimitra Kondylaki
Mise en scène Pantelis Dentakis
Avec Katerina Louvari-Fasoi, Polydoros Vogiatzis
Assistanat à la mise en scène Yorgos Kritharas
Sculpture Kleio Gizeli
Vidéo et lumières Apostolis Koutsianikoulis
Scénographie Nikos Dentakis
Costumes Kiki Grammatikopoulou
Musique Stavros Gasparatos en collaboration avec Yorgos Mizithras
Photographie Domniki MitropoulouProduction Les Visiteurs du Soir, Black Forest, Polychoros KET, Neos Kosmos Theatre
Avec le soutien de l’Institut français de Grèce, et pour la 75e édition du Festival d’Avignon du centre culturel hellénique de ParisDurée : 1h10
Création au Festival d’Avignon 2021
Gymnase du Lycée Saint-Joseph
du 22 au 24 juilletThéâtre national de Nice
du 4 au 7 mai 2022Théâtre Anne de Bretagne, Scènes de Golfe, Vannes
le 17 mai 2022Châteauvallon-Liberté Scène nationale, Toulon
du 19 au 21 mai 2022Théâtre de la Ville, Paris
du 23 au 25 mai 2022
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