À la tête de la Compagnie Correspondances, Marion Bonneau invente une fable d’exil qui met en scène une manifestation du racisme ordinaire pour mieux en désamorcer l’argumentaire. Deux enfants se rencontrent, l’une est d’ici, l’autre pas. Entre théâtre et danse, Où tu vas déploie une jolie palette plastique sur un texte au cordeau que le mouvement des corps élargit.
On ne sait pas ce qu’elle a vécu, mais lorsqu’elle débarque là, valise en main, l’œil hagard et le corps fourbu, elle n’est pas la bienvenue. Marion Bonneau imagine une fable épurée jusqu’à la moelle, un duo de théâtre où s’invitent des pas de danse, un pas de deux métaphorique qui aborde le racisme et la peur de l’étranger sans que jamais ces mots-là ne soient prononcés. Iris joue tranquillement dans sa chambre quand entre sans frapper une inconnue, à bout de fatigue, à bout de nerfs, perdue. Sur ses gardes, Iris lui oppose une méfiance épidermique, lui interdit de rester, la somme de dégager sur le champ. Serait-ce une voleuse, une menteuse, une profiteuse qui vient lui prendre sa place, occuper son espace, lui subtiliser ses affaires, et même sa poupée, qui sait ? En face, l’épuisée bataille, à se faire voir telle qu’elle est, à se faire entendre, à se faire comprendre malgré la même langue. Comme des missiles qu’elle éviterait les uns après les autres, elle esquive les attaques, les préjugés lancés à la figure, les « on-dit » et les « il paraît ». Elle dénoue, dément, argumente et renvoie la balle, sans faillir et sans plier. Droite et digne.
Dans une scénographie qui réduit la chambre enfantine à un lit, les deux enfants s’affrontent, se confrontent et, petit à petit, le dialogue fait son nid. Peu de mots, juste ce qu’il faut, pour camper la situation et la dérouler. Rien n’est appuyé, souligné, explicité. Où tu vas mise sur la ligne claire de la fable, l’expressivité des corps, l’ombre projetée du hors-champ, et notre imaginaire fait le reste. Mais tout est là. Tout est sensible et délicat. Tout est pensé, rythmé, dessiné dans l’espace par touches légères et signifiantes. Quelques coussins rouges sur le matelas blanc d’un lit en fer forgé, la robe rouge d’une enfant sur sa peau noire, une poupée de chiffon qu’on manipule à l’envie, une porte symbolique, sas avec le monde extérieur. Ici, tout est mouvement. La gestuelle des interprètes exprime autant que les phrases très courtes qu’elles se lancent au visage. Le décor, léger et sur roulettes, est activé par les actrices, et le déplacement du mobilier raconte lui aussi, à son échelle, ce qui se joue entre elles : l’opposition, la suspicion, la tension. À cet égard, la chorégraphie du paravent est à elle seule une danse symbolique qui les éloigne ou les réunit.
Les états émotionnels d’Iris évoluent au rythme des réponses de l’autre. On la voit d’abord inquiète, vigilante, en colère, campée sur ses arrières, tandis que l’autre insiste, tente une brèche dans l’arrogance de celle qui est née du bon côté, qui est chez elle, en sécurité. La guerre et son atrocité affleurent, sans en rajouter, mais le sujet n’est pas éclipsé. Assia, l’étrangère, a quitté sa maison, son pays. Elle a frôlé la mort et fui le danger. Métaphorique et mystérieuse, la valise cristallise son exil, sa situation de déracinée. À l’intérieur, le peu qu’il lui reste du temps d’avant fait l’objet de suppositions et de convoitise. Car, si Iris rejette d’emblée violemment l’incrustée, elle se laisse peu à peu prendre par la curiosité. Et l’attraction pour cette vie qui percute la sienne changera la donne.
Avec peu d’éléments, Marion Bonneau raconte beaucoup et prend à revers les clichés. La comédienne noire, Mavikana Badinga, n’est pas l’étrangère à peine arrivée, mais celle qui habite ici, qui est chez elle. Tandis que blanche comme un linge, Delphine Galant interprète l’intruse, celle qui vient d’ailleurs et qui n’en peut plus. Jusqu’à ce que, dans un jeu enfantin qui consiste à faire « comme si », les deux filles inversent les rôles. Et tandis que l’une se met dans la peau de l’autre, dans les pas de sa fuite, l’autre s’imagine vivre paisiblement dans son home sweet home. « T’imagines, si chez moi, c’était chez toi, et chez toi, c’était chez moi ». Rien de tel pour éprouver nos ressemblances derrière l’altérité et de l’empathie pour son prochain. Le retournement de situation est saisissant, et le dévoilement du contenu de la valise apporte le twist final à ce scénario d’une simplicité et d’une efficacité redoutables.
Porté par deux comédiennes aussi précises qu’intenses et habitées, ce spectacle a l’art d’aborder un thème qui pèse son poids de réalité et d’actualité avec une grâce infinie. Une scène d’ombres chinoises par ci, un dessin qui se déploie en fond de scène comme l’arrière-plan des cauchemars de la petite migrante par là, une paire de chaussures miniatures qui trace le chemin d’une épopée, de la musique qui affleure à certains moments-phares et avec parcimonie, une gestuelle sur mesure qui ne laisse aucun mouvement au hasard, Où tu vas pratique l’épure scénique et sa mise en scène fait dans la dentelle. Dans la salle, l’écoute est telle qu’une fois n’est pas coutume, dans le cadre d’une représentation scolaire, on entendrait une mouche voler.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Où tu vas
Mise en scène et texte Marion Bonneau
Avec Mavikana Badinga, Delphine Galant
Création décor et costume Sausen Mustafova
Création vidéo et lumière David Bru
Régie lumière et son Flora BelloriniProduction Cie Correspondances
Soutiens Conseil régional des Hauts-de-France, Conseil départemental de la Somme, Communauté de communes Nièvre et Somme, SPEDIDAMDurée : 50 minutes
À partir de 8 ansThéâtre Dunois, Paris
du 1er au 17 avril 2025
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