Le co-directeur du Théâtre 14, Mathieu Touzé, adapte avec force et finesse la polyphonie littéraire d’Olivia Rosenthal. Bouleversante plongée dans l’esprit tourmenté d’un malade d’Alzheimer et dans le quotidien douloureux de ses proches, elle profite de la performance à la fois singulière et éclairante de Yuming Hey.
L’Homme, parfois, devient un mystère. Il se transforme, s’échappe et se retranche, à son corps défendant, dans une tour d’ivoire du nom d’Alzheimer, jusqu’à, souvent, s’éteindre complètement et n’être plus que l’ombre, ou plutôt la carcasse corporelle, de ce qu’il fut. Il faut les voir ces malades, non pas ne plus se souvenir d’une date, d’un chiffre ou d’un nom, mais bien changer du tout au tout, s’évanouir à en devenir énigmatiques, oublier des pans entiers de leur vie, vous observer avec ce regard éteint où, de temps à autre, s’invite une lueur qui, plus que l’espoir, trahit la détresse de ne plus savoir où ils sont, ce qu’ils font et qui ils sont. Avec On n’est pas là pour disparaître, Olivia Rosenthal et, dans son sillage, Mathieu Touzé, qui adapte en cette rentrée ce beau roman au Théâtre 14, cherchent à percer la forteresse édifiée par cette maladie, à plonger dans un esprit en voie d’abolition, mais aussi à mesurer l’ampleur de l’onde de choc qu’elle provoque, tant intérieurement qu’extérieurement, auprès des proches et des aidants.
Pour ce faire, l’autrice imagine un fait divers : le 6 juillet 2004, Monsieur T. assène cinq coups de couteau à sa femme ; sauf que, loin d’être un assassin des grands chemins, l’homme est avant tout un malade qui avait perdu sa faculté de juger et faisait face à un choix obsédant : « soit la tuer soit vendre la maison ». A partir de cet acte terrible, Olivia Rosenthal place une bombe à fragmentation dans son moteur d’écriture qui, à la manière de la maladie d’Alzheimer elle-même, éparpille le réel façon puzzle, en diffracte le sens et en brouille la perception. Ce n’est pas une voix unique, mais une multitude qui, tout à la fois, conte et analyse ce présent qui s’évapore et ce passé qui y a conduit. S’entrecroisent et s’entrelacent alors les mots de Monsieur T., bien sûr, mais aussi ceux de sa femme, du corps médical ou encore de l’autrice. Dans un maelström qui traduit parfaitement la perte de repères, toutes concourent à rassembler ce qui a été disséminé, à rationaliser l’irrationnel et à tracer une voie, un chemin, au milieu des sables mouvants.
Sans aucune concession, mais avec une infinie justesse, Olivia Rosenthal donne à voir les multiples facettes d’une maladie dont la déflagration dépasse largement le patient lui-même. Elle dit tout de la froideur du corps médical, plus préoccupé par la science des diagnostics que par l’humain ; de la désorientation du malade qui, si elle peut parfois, par l’incongruité qu’elle génère, prêter à sourire de l’extérieur, est le symptôme d’un profond mal-être intérieur ; du malheur des proches qui font face à un être qu’ils ne reconnaissent plus et qui ne les reconnaît pas davantage ; du calvaire des aidants qui doivent l’empêcher de se faire du mal, quitte à passer, à ses yeux, pour des ennemis, complices du mal qui l’enserre. De l’enfermement à domicile aux tentatives désespérées de faire remonter des souvenirs à la surface, de la dévotion totale de ceux qui accompagnent à l’épuisement progressif de tous, l’autrice s’avère d’une pertinence qui bouleversera, à coup sûr, ceux qui ont pu vivre, de loin ou de près, une telle situation.
D’autant que, dans l’adaptation, comme dans la mise en scène, qu’il en livre, Mathieu Touzé préserve l’intégralité de cette âme, et agit tel un précieux guide au milieu de ce texte sinueux. Malgré l’apparence à première vue chirurgicale du plateau, tout, à commencer par la très belle composition musicale de Rebecca Meyer et la création lumières de Renaud Lagier et Loris Lallouette, concourt à stimuler les sens pour augmenter les mots, à offrir aux spectateurs des points d’appui pour s’y retrouver dans la polyphonie littéraire d’Olivia Rosenthal. L’une, comme l’autre, entretiennent un dialogue particulièrement fécond avec Yuming Hey, au jeu plus terrien que jamais. Les deux pieds solidement vissés à la scène, le comédien se laisse comme traverser par les voix des différents protagonistes, à qui il offre non seulement une tonalité, mais aussi une incarnation singulière, jusqu’à toucher au coeur dans le rôle, notamment, de la femme de Monsieur T. Accompagné, à intervalles réguliers, par la voix de Marina Hands, qui endosse les défis lancés par Olivia Rosenthal à ses lecteurs, il l’est tout autant par la création vidéo de Justine Emard, de plus en plus envahissante, troublée et troublante. Comme si, pour commencer à comprendre, il fallait pouvoir sentir et ressentir ce qui, habituellement, demeure insaisissable.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
On n’est pas là pour disparaître
d’après le roman de Olivia Rosenthal (Editions Gallimard)
Mise en scène et adaptation Mathieu Touzé
Avec Yuming Hey et la voix de Marina Hands de la Comédie-Française
Musique live et création musicale Rebecca Meyer
Création vidéo Justine Emard
Assistanat à la mise en scène Hélène Thil
Lumières Renaud Lagier et Loris LallouetteProduction Collectif Rêve Concret
Coproduction Théâtre de Sartrouville et des Yvelines-CDN, Théâtre 14Durée : 1h15
Off 2023
Théâtre des HAlles
14h
7 au 26 juillet 2023
relâches les jeudis 13 et 20 juillet
Rarement été aussi » accaparée » par un spectacle de théâtre , rarement ressenti une si grande émotion . La mise en scène de Mathieu Touzé hors du commun
d un réalisme poignant et d une grande intelligence conjugués à la justesse du jeu de Yuming Hey donne à la maladie d Alzheimer : visage humain . L incarnation est là parfaite . Un immense bravo et un merci tout autant immense pour cette mise en lumière sur cette maladie qui plonge les mémoires atteintes dans le noir et dans toutes sortes de bizarreries à la pointe du surréalisme , tellement c est fou !