Une crise diplomatique entre la France et Comores a empêché le trio soufi sensé jouer dans Obsession(s) de Sœuf Elbadawi de rejoindre le territoire français. Cette injustice n’a pas découragé l’artiste qui, en attendant l’heureux dénouement annoncé le lendemain de la première, a adapté sa pièce. Un geste de résistance poétique.
Ils étaient censés incarner le corps des Comores où, selon l’auteur, metteur en scène et comédien Sœuf Elbadawi, « le sacré reste seul à permettre retisser de l’espérance, désormais ». Déjà présents dans ses spectacles La fanfare des fous (2009) et Un dhikri (2011), les trois initiés soufis prévus dans la distribution d’Obsession(s) devaient être le cœur battant de la pièce. Lorsque tombe le refus français d’octroyer des visas à ces musiciens, c’est donc toute la structure de la nouvelle création de Sœuf Elbadawi qui est ébranlée. Comment faire vivre celle-ci sans son organe vital ? Refusant de le remplacer par un membre artificiel – vidéos, ou enregistrements – , l’artiste a opté dans l’urgence pour une reconstruction autour du vide laissé par cette absence. Avant, suite au déblocage de la situation annoncé le lendemain de la première au Théâtre Antoine Vitez à Ivry-sur-Seine dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin, de réintégrer les victimes de cette injustice liée à une crise diplomatique entre la France et les Comores.
À partir du 12 novembre, Obsession(s) ne sera donc plus le même que quatre jours plus tôt. Sans ressembler non plus tout à fait à ce qu’il devait être lorsque Sœuf Elbadawi a commencé à travailler avec ses six interprètes : les trois musiciens en question, le comédien et conteur martiniquais André Duguet, la comédienne Leïla Gaudin, l’auteur et manipulateur d’objets québécois Francis Monty. Il dirige ces changements, cette incertitude, avec une détermination acquise tout au long d’un parcours artistique ancré aux Comores, dont il dénonce dans Obsession(s) la « décolonisation inachevée ». Mayotte, la quatrième île de l’archipel, étant toujours sous tutelle de la France, qui pour maintenir sa position bloquait depuis février dernier toutes les entrées comoriennes dans l’espace Schengen.
Faite de quinze fragments de natures très différentes, la partition d’Obsession(s) a facilité son adaptation. En organisant à Ivry un atelier avec les jeunes Ankili Houssamondine, Ilhame Tadjiddine et Toiha Bouhari et en offrant à l’accordéoniste Philippe Richard un espace pour son chant et son instrument, le metteur en scène a su trouver in extremis des solutions au manque. Sans chercher à le combler à le combler tout à fait.
D’un conte dont l’excellent André Dédé Duguet dit qu’il « se chuchote de nuit À l’heure où s’endort l’oiseau Caraïbe où on a emmené ses ancêtres à fond de cale », à un monologue où Leïla Gaudin questionne sa situation de femme occidentale, les interprètes mettent en commun leurs cultures et leurs pratiques diverses afin de tenter l’esquisse d’un nouveau rapport Nord/Sud. À une Histoire qui s’éternise trop longtemps à leur goût, ils opposent une singulière poétique du lien dans la filiation d’Édouard Glissant. Une parole dont les ruptures, les répétitions et les changements de registres disent autant la difficulté du dialogue que son importance.
Il y a, dans cette quête, des heurts et des bégaiements superbes. D’autres encore inaboutis, en grande partie sans doute du fait du contexte de création. Quoi qu’il en soit, la fragilité fait partie du jeu. Et au lieu la dissimuler, Sœuf Elbadawi la montre comme on fait une promesse. Un serment d’essayer envers et contre tout de mettre un terme à ce que, dans sa « Conférence du désastre », le troisième fragment de la pièce, André Dédé Duguet qualifie de « désastre de la relation ». Expression qui, grâce à la présence d’un artiste martiniquais et d’un Québécois, prend un sens quasi-métaphorique. Car en partant des Comores, c’est de l’état du monde que nous parle Obsession(s). Avec lucidité, mais sans jamais céder au désespoir.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Obsession(s)
Texte et mise en scène : Soeuf Elbadawi
Conception théâtre d’objets et manipulation : Francis Monty en complicité avec la scénographe Julie Vallée-Léger
Avec : André Dédé Duguet, Leïla Gaudin, Francis Monty, Soeuf Elbadawi, et Mourchid Abdillah, Mohamed Saïd, Chadhouli Mohamed du chœur Soufi Lyaman
Scénographie : Margot Clavières et Julie Vallée LégerUne production O Mcezo* / Washko Ink – Comores / BillKiss* – France Coproduction Théâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-scène / Le Tarmac, Théâtre international francophone. En partenariat avec le Théâtre-Studio d’Alfortville et Le Festival les Théâtrales Charles Dullin
Avec le soutien en France du Théâtre-Studio d’Alfortville, de La Chartreuse de Villeneuve Lez-Avignon, centre national des écritures du spectacle, de Anis Gras – le Lieu de l’Autre à Arcueil, au Québec du Théâtre de la Pire Espèce à Montréal et de la Commission Internationale du Théâtre Francophone (Exploration), de la Drac Ile-De-France Ministère de la Culture, de la Région Ile-de-France, du Département du Val de Marne
Théâtre Antoine Vitez (Ivry-sur-Seine) en partenariat avec le Festival Les Théâtrales Charles Dullin
Les 8, 9, 12, 15 et 16 novembreThéâtre Studio d’Alfortville
Du 5 au 8 décembre 2018 à 20h30Le Tarmac, Théâtre International Francophone
Du 3 au 5 avril 2019
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