Superstar en Nouvelle-Calédonie, la compagnie Exîl présente sa nouvelle création, Racines mêlées, au festival des Zébrures d’automne, à Limoges. Un travail porté à bout de bras dans un territoire qui manque de structures culturelles et de financement.
Un enchevêtrement de tissus ocre habille le plateau, évoquant les forêts épaisses du nord de la Nouvelle-Calédonie. Bientôt, les personnages vont arpenter ces lianes, fougères et autres arbustes à la recherche de leurs propres racines, remontant leur généalogie jusqu’à la venue des Européens sur l’archipel. Tout part de Jannick, une botaniste que ses recherches mènent jusqu’en Nouvelle-Calédonie, en quête d’une fleur mystérieuse dont elle espère retrouver la trace. Elle sera aidée du jeune et taciturne Kuma, neveu du chef de la tribu à Pouébo, qui tentera tant bien que mal d’initier la botaniste au langage secret de la forêt, habitée par d’étranges lutins. Les seuls indices des deux compères ? Les notes d’un très ancien carnet, tenu par l’herboriste embarqué sur le navire du capitaine Bougainville ayant fait le tour du monde sur la Boudeuse et l’Étoile de 1766 à 1769, et qui attesteraient que cette fleur se trouve bien sur les côtes calédoniennes. Naviguant entre passé et présent, Jannick et Kuma vont remonter le fil de l’histoire de l’archipel et de sa colonisation à travers le récit des Européens qui y ont accosté. On y croise donc Bougainville, mais aussi des explorateurs comme Jean-François de La Pérouse et, bien entendu, James Cook, premier Européen à entrer en contact avec le peuple kanak.
Facétieuse, l’autrice de la pièce et directrice de la Compagnie Exîl, Jenny Briffa, s’amuse avec cet héritage, imaginant des liens de sang qui se mêlent entre les explorateurs et le peuple kanak. Car, entre la rigueur scientifique de la botaniste et le regard animiste de Kuma, l’autrice prend le parti du métissage, des racines qui s’entrelacent. Faire jouer des interprètes issus de différentes communautés, faire résonner le nyêlayu sur scène – une langue parlée aujourd’hui encore dans 14 tribus océaniennes –, raconter la violence de l’arrivée des Européens sur l’île, mais aussi l’humanisme scientifique qui caractérise le siècle des Lumières, constituent autant de parti-pris courageux qui ne vont pas forcément de soi dans un territoire polarisé concernant les questions d’identité culturelle, institutionnelles et politiques. La pièce, mise en scène par Sophie Bézard, navigue ainsi avec nuance et précision dans l’histoire coloniale calédonienne pour mieux en tirer les fils de ses conséquences actuelles.
Un modèle économique unique
En prenant en compte la scénographie imposante, signée Raymond Sarti, et les huit comédiens et comédiennes au plateau, Racines mêlées est une petite prouesse théâtrale au vu des moyens très limités accordés à la création théâtrale en Nouvelle-Calédonie. Territoire administré comme une collectivité française, l’archipel n’abrite aucune scène conventionnée et dispose d’une filière culturelle très peu structurée, ne bénéficiant pas du régime de l’intermittence, par exemple. Il n’existe qu’un lieu dédié exclusivement au théâtre sur ce territoire de 170 000 habitants : le théâtre de l’Île, qui, s’il reçoit des subventions locales, ne finance que très peu la création. Il reste alors le centre culturel Tjibaou à Nouméa, qui a accueilli les répétitions et dix représentations de Racines mêlées, mais aucune scène pour coproduire le spectacle.
Dans ce contexte, la compagnie Exîl doit inventer un modèle économique unique : la moitié des coûts de sa dernière création – soit 80 000 euros sur 160 000 – sont pris en charge par le mécénat particulier, c’est-à-dire par les habitants de l’île eux-mêmes, le tout accompagné par le sponsor de quelques entreprises. « On va chercher une centaine d’euros par une centaine d’euros, ajoute Jenny Briffa. On n’a pas le choix ! » Il faut dire que la compagnie a conquis le cœur et la confiance des Océaniens avec le succès de sa trilogie (Fin mal barrés !, Fin mal géré ! et Fin bien ensemble !), qui revenait sur les trois référendums d’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie en 2018, 2020 et 2021, en accord avec ce que prévoyait l’accord de Nouméa. Les trois pièces, petites formes souples et mobiles, ont tourné partout dans l’archipel, étrillant avec finesse et autodérision les politiques locaux, indépendantistes comme loyalistes. « Je crois qu’avec cette trilogie, on a convaincu un public qui nous est désormais fidèle », se réjouit l’autrice.
Une collaboration inévitable avec la métropole
Si un spectacle aussi ambitieux que Racines mêlées a pu se monter malgré le manque d’infrastructures, l’horizon est plus terne pour la suite, car la situation de la création artistique s’est dégradée depuis les émeutes qui ont débuté en mai 2024. Lors de la mobilisation des militants indépendantistes contre le dégel du corps électoral, qui a dégénéré en pillages et en incendies, quatorze personnes ont été tuées par balle, et des centaines d’entreprises et de bâtiments publics ont été détruits. Certains n’ont pas rouvert, de nombreuses usines ont quitté la Nouvelle-Calédonie et des milliers de personnes ont perdu leur emploi. Un an après, c’est toute l’économie de l’archipel qui est encore fragilisée. Conséquence : « Le gouvernement local a retiré ses subventions et le mécénat s’est écroulé », regrette Jenny Briffa.
Alors, la collaboration avec la métropole devient inévitable. La compagnie présentera sa prochaine pièce à la Manufacture des Abbesses, à Paris, après une création à Nouméa et à Aubervilliers. Intitulée Barrage, elle reviendra sur les émeutes qui ont secoué l’archipel, mais en adoptant le point de vue de celles et ceux qui ont tenté de protéger les bâtiments publics. Le « vivre-ensemble » en Nouvelle-Calédonie est loin d’être une notion creuse, c’est un enjeu bien tangible. Alors, faire se rencontrer les publics dans une même salle, donner à voir un débat rigoureux, mais apaisé, qui n’élude ni les rancœurs ni la rigueur de la nuance, c’est déjà une petite victoire, dont se félicite la compagnie Exîl.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Racines mêlées
Texte Jenny Briffa
Mise en scène Sophie Bézard
Avec Stéphane Piochaud, Laurence Bolé, Simanë Wenethem, Célia Chabut, Lucie Le Renard, Gauthier Rigoulot, Manon Dunoyer, Pablo Le Magoarou
Scénographe Raymond Sarti
Régisseuse décor Lucile Bodin
Lumière Laurent Lange
Création sonore Rémy Hnaije, David LeroyCoproduction Compagnie Les Exîlés ; ADCK centre culturel Tjibaou ; ADAMIC – Le Rex
Avec le soutien du Fonds SACD/ministère de la Culture Grandes Formes Théâtrales, du ministère des Outre-mer, du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, de la Mission aux affaires culturelles de la Nouvelle-Calédonie, de la Province Sud de la Nouvelle-Calédonie, de la Province Nord de la Nouvelle-Calédonie
Avec le soutien de nos mécènes via l’Adamic et nos partenaires privés
Accueil en partenariat avec l’Opéra de LimogesDurée : 1h45
Les Zébrures d’automne – Les Francophonies / Des écritures à la scène, Jean Moulin – MAD, Limoges
les 25 et 27 septembre 2025
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !