Au Théâtre National de Strasbourg, l’artiste tente de décaler le regard sur la Révolution française, mais sa dramaturgie hypertrophiée et sa mise en scène malhabile ne sont maintenues à flot que par l’engagement total de sa troupe de jeunes comédiens.
Que reste-t-il de la Révolution française dans notre mémoire commune ? Des événements déterminants – la prise de la Bastille, l’arrestation de Louis XVI, la Nuit du 4 août –, certaines périodes critiques – la Terreur, la Chouannerie –, quelques noms emblématiques – Danton, Marat, Robespierre, Saint-Just – et autres symboles fondateurs qui matricent toujours notre République – la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, la Marseillaise, le 14-Juillet, la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » –, mais tous ces éléments ont en commun de faire partie d’un récit longtemps construit pour et par l’homme blanc métropolitain. Pourtant, les populations ultra-marines, notamment antillaises, sont loin d’être restées les bras ballants et ont également pris part à ce grand chambardement de l’Histoire. Dans ces territoires aussi, les lignes ont bougé, les privilèges anciens ont sauté, les femmes et les hommes se sont enfiévrés, parfois encouragés par ces révolutionnaires qui, à leur apogée, rêvaient d’exporter à tout prix la révolution partout à travers le monde. Alors, Blandine Savetier a décidé de changer de prisme, de décaler le regard, d’aller y voir de plus près pour observer comment cette période clef a été vécue et perçue par-delà les océans, par des populations majoritairement noires et oppressées. Une démarche d’autant plus salutaire qu’elle permet de sortir de l’ombre un pan de l’Histoire de France qui, alors qu’il porte en lui bien des espoirs et des ravages, reste largement méconnu.
Pour ce faire, la metteuse en scène s’est d’abord librement inspirée du roman d’Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières. Par le truchement de la fiction, matinée de faits historiques, le maître cubain du « réalisme magique » examine, à travers les yeux de trois jeunes havanais, Sofia, Carlos et Esteban, la façon dont les Antilles, Cuba, la Guadeloupe et les Guyanes ont reçu les idées et les événements révolutionnaires. Un substrat particulièrement copieux qui aurait pu inviter Blandine Savetier à en rester là ; mais, prise dans un tourbillon de connaissances, fruit, à n’en pas douter, d’un travail de recherche colossal, la metteuse en scène a cru bon de multiplier les pistes et d’empiler les couches. Pour augmenter la trame initiale, elle a choisi d’ajouter des discours de la Convention, des écrits de femmes témoins ou actrices de la Révolution – telles Rosalie Jullien, Claire Lacombe et Pauline Léon –, mais aussi de convoquer la figure du député noir Jean-Baptiste Belley, la parole de Claude Lévi-Strauss ou encore celles de ses jeunes comédiennes et comédiens, interrogés, sous la forme de monologues intérieurs pré-enregistrés, sur la possibilité, aujourd’hui, d’une révolution. Façon pour elle, tout à la fois, de redonner une voix à tou.te.s les oublié.e.s, de remettre en perspective ces événements historiques et d’interroger le concept de mouvement révolutionnaire – inéluctablement violent et tragique ?
Sauf que, à trop vouloir en dire, Blandine Savetier est tombée dans le piège bien connu du « qui trop embrasse mal étreint ». Dramaturgiquement mal maitrisé, malgré l’aide de Waddah Saab, l’ensemble, qui mériterait d’être drastiquement élagué et resserré, voire scindé en plusieurs spectacles, aboutit à un capharnaüm intellectuel où il devient difficile de ne pas se perdre et où tout se noie dans tout jusqu’à l’overdose. D’autant que sa mise en scène, malhabile et pauvre en idées purement artistiques, n’aide pas à la compréhension et ne réussit jamais, à elle seule, à soutenir un contenu textuel devenu trop lourd. Au contraire. Conçu par le jeune scénographe Simon Restino, l’espace scénique, allègrement surchargé, brouillon, fait de bric et de broc d’arrière-boutique et d’éléments volontairement inutiles, se révèle, en plus de son esthétisme discutable, particulièrement difficile à manœuvrer, et alimente encore la confusion.
Reste alors, au-delà de l’intérêt pour les quelques connaissances piochées çà et là, la troupe de jeunes comédiens qui, en dépit de tout, parvient à maintenir le navire théâtral à flot et s’impose comme son atout-maître. Issus de l’Ecole du TNS ou du Conservatoire, ils prouvent qu’ils savent tout faire avec une envie dévorante, presque vitale, de croquer le plateau à pleines dents. Alimentés par une énergie qui jamais ne faiblit, ils chantent, dansent, jouent, et, bien souvent, enflamment la scène. Aussi à l’aise en individuel qu’en groupe, ils semblent unis par un même besoin d’être ensemble et donnent de la légèreté et du dynamisme à un substrat qui, à la base, en manque cruellement. Surtout, ils accouchent des moments, malheureusement trop courts et trop rares, parmi les plus beaux, ces instants où, avec une simplicité et un lyrisme désarmants, ils exposent, face caméra, leur vision de la révolution, au fil de textes qui regorgent de force et de sensibilité. Si certaines comédiennes, notamment Pauline Haudepin et Mélody Pini, se démarquent souvent, aucun ne démérite vraiment, et tous font leur possible pour offrir une belle âme à ce spectacle mal embarqué. Blandine Savetier leur doit, vraiment, une fière chandelle.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Nous entrerons dans la carrière
Librement adapté de Le Siècle des Lumières de Alejo Carpentier
Mise en scène et adaptation Blandine Savetier
Adaptation, dramaturgie et collaboration artistique Waddah Saab
Avec Saïd Ghanem, Pauline Haudepin, Neil-Adam Mohammedi, Mélody Pini, Souleymane Sylla, Claire Toubin, Sefa Yeboah et William Burnod, Waddah Saab et Olivier Sangwa
Lumière Daniel Lévy
Scénographie et costumes Simon Restino
Vidéo Germain Fourvel
Son et composition Pierre Boscheron
Travail du chant Daniel MatarProduction Compagnie Longtemps je me suis couché de bonne heure, Théâtre National de Strasbourg
Coproduction La Filature – Scène nationale de Mulhouse, Maison de la Culture de Bourges
Avec le soutien de la DRAC Grand Est et de la Région Grand Est
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national
La compagnie Longtemps je me suis couché de bonne heure est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Grand Est et bénéficie du soutien de la Région Grand Est et de la Ville de Strasbourg.Le roman Le Siècle des Lumières est publié aux éditions Gallimard.
Durée : 4 heures (entracte compris)
Théâtre National de Strasbourg
du 29 septembre au 9 octobreLa Filature – Scène nationale de Mulhouse
le 14 octobreMaison de la Culture de Bourges
Automne 2022
La critique est trop sévère.
Certes il y a quelques longueurs en première partie mais elles préparent l’enthousiasmante 2 ème partie
et la force contagieuse et jubilatoire de la troupe ne vient pas de nulle part.
J’ai aimé cette pièce généreuse qui met en scène la sève de la vie et de la jeunesse.
Savetier et Saab montrent que l’on peut croire en elle.