Pour sa première création en France, le dramaturge et metteur en scène américain Richard Nelson propulse les comédiennes et comédiens d’Ariane Mnouchkine dans le quotidien un peu trop banal de la troupe du Théâtre d’art de Moscou, dirigé par Constantin Stanislavski.
Cinq ans presque jour pour jour après la création de Kanata, imaginée par Robert Lepage, Ariane Mnouchkine a donc choisi de réitérer l’expérience et de confier, pour la seconde fois de son histoire, les rênes de la troupe du Théâtre du Soleil à un autre metteur en scène qu’elle-même, en la personne de Robert Nelson. Moins connu que son homologue québécois de ce côté-ci de l’Atlantique, le dramaturge américain, coutumiers de la Royal Shakespeare Company où il est artiste associé honoraire, est de ceux qui à la théâtralité préfèrent la vraisemblance. Son inspiration, l’auteur la trouve avant toute chose dans le réel, comme le prouve son cycle de douze pièces, The Rhinebeck Panorama, qui suit, au rythme d’événements historiques, le quotidien de trois familles de la middle-class installées à New York. Pour sa première création sur le sol français, l’artiste a jeté son dévolu sur un épisode marquant de l’histoire du théâtre, la tournée américaine, en 1923-1924, de la troupe du Théâtre d’art de Moscou, qui a contribué à la diffusion des théories de son directeur, Constantin Stanislavski.
En respectant la sacro-sainte règle des trois unités – de temps, de lieu et d’action –, Robert Nelson retrace l’une des (rares) journées de relâche de ces comédiennes et comédiens, exilés temporaires de leur patrie. En pleine célébration du 25e anniversaire de leur compagnie, ils font halte à Chicago où, à raison de huit représentations par semaine, ils ne ménagent pas leurs efforts pour faire exister le répertoire russe, à commencer par les pièces de Tchekhov, telles Les Trois Soeurs ou La Cerisaie. Tout à leur art, ils n’en restent pas moins isolés, coincés entre une opinion américaine qui les perçoit comme des bolchéviques et les autorités soviétiques qui voient d’un mauvais oeil ce théâtre qu’elles considèrent comme petit bourgeois. Tandis que le parterre de leur salle est constitué, pour une large majorité, de Russes blancs, nostalgiques de leur culture d’origine, des rumeurs commencent à naître dans la presse russe sur leurs accointances supposées avec des millionnaires et forment, à distance, une entreprise de déstabilisation. Dans ce contexte lourd, la troupe du Théâtre d’art de Moscou continue, malgré tout, à jouer et à vivre, selon un mode simple qui rappelle celui de nombreuses compagnies.
Inspirée du réel, la pièce de Robert Nelson semble soucieuse d’en cocher toutes les cases. En une seule et même journée, elle agglomère tout ce qui fonde la vie d’une troupe, d’hier comme d’aujourd’hui, des turpitudes internes – causées par les histoires d’amour des uns avec les autres – au rapport au contexte, à la chose et au pouvoir politiques, du péril économique – provoqué par un producteur aux méthodes véreuses d’homme d’affaires – à la précarité subie au nom d’une certaine idée de l’art et d’un amour des textes, en passant par la vie on-ne-peut-plus quotidienne composée de repas, d’éclats de rire et de débats, parfois houleux. De cette vision qui, si elle reste réaliste, n’en est pas moins romantique, n’émerge, au fil des heures qui s’écoulent, qu’une impression de banalité où toute théâtralité, à commencer par l’intrigue, serait volontairement expurgée. Loin du Roman de monsieur de Molière de Boulgakov et du Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… de Julie Deliquet, créé l’an passé à la Comédie-Française, Notre vie dans l’Art paraît multiplier les portes d’entrée, mais n’explorer aucune de ces pistes en profondeur. Résultat, la pièce de Richard Nelson s’enferme dans un culte de l’ordinaire, relègue des enjeux capitaux au rang de simples détails et n’apprend rien, ou presque, au spectateur un tant soit peu avisé.
Surtout, contrairement à Tchekhov, qu’il décrit comme l’un de ses maîtres, le dramaturge ne parvient jamais à faire exister les individus à l’intérieur du collectif. Là où l’auteur russe réussit, dans un même ensemble, à révéler les tourments intimes des êtres et la dynamique externe du groupe, Richard Nelson sacrifie totalement les premiers sur l’autel du second, et échoue à leur donner une autre épaisseur que celle de simples pierres à l’édifice. À l’avenant, sa mise en scène, toute en recherche de fluidité, qu’elle atteint sans conteste, se refuse à toute prise de risques et donne l’impression de ronronner. Malgré l’engagement des comédiennes et comédiens du Théâtre du Soleil, qui, malgré une direction naturaliste à laquelle ils sont peu habitués, donnent corps et vie à la troupe qu’ils incarnent, ces conversations à la table n’atteignent jamais l’élan et l’éclat de celles qui, un temps, pullulaient sur les scènes de théâtre à l’initiative, notamment, de plusieurs jeunes collectifs, et révèlent, en creux, le talent de celles et ceux qui, telle Julie Deliquet, pour ne citer qu’elle, assuraient leur direction.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Notre vie dans l’Art
Texte et mise en scène Richard Nelson
Traduction Ariane Mnouchkine
Avec les comédiens du Théâtre du Soleil : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancsó, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan
Assistanat à la mise en scène et interprétariat Ariane Bégoin, Alexandre ZlotoProduction Théâtre du Soleil
Coproduction Festival d’Automne à ParisDurée : 2h15
Théâtre du Soleil, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 6 décembre 2023 au 3 mars 2024
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