Avec Notre procès, écrit et mis en scène par Bérénice Hamidi et Gaëlle Marti, l’équipe réunissant comédien·nes, magistrat·es, avocat·es, expertes des VSS et spécialistes de la littérature se saisit d’une controverse réelle liée à un poème – lu comme une scène d’amour… ou de viol – pour fictionnaliser un procès. L’occasion d’interpeller avec subtilité sur la réception des œuvres, leur contextualisation et la responsabilité collective quant à leur transmission et leur appréhension.
En novembre 2017 est publiée une lettre ouverte écrite par des candidat·es à l’agrégation de lettres modernes et attaquant le poème « L’Oaristys » au programme cette année-là. Son auteur, André Chénier, guillotiné en 1794 et considéré un temps comme l’un des poètes parmi les plus importants de son époque – sa postérité s’étant depuis fortement émoussée –, propose dans cette poésie épousant le style de la pastorale une réécriture d’une « idylle » de l’Antiquité, soit les avances du berger Daphnis à la bergère Naïs et son refus d’entendre les « non » répétés de la jeune femme – le poème se terminant sur un acte sexuel. La lettre ouverte, qui considère que le poème traite d’un viol et devrait pouvoir être qualifié comme tel, va susciter d’autres textes, internes au champ de la recherche comme l’excédant – des articles de presse aux écrits universitaires – pendant plusieurs années. Dans le sillage du mouvement #MeToo, la controverse résonne et cristallise des positions antagonistes, ainsi que des réactions parfois… réactionnaires (côté presse), simplifiant les enjeux pour mieux les évacuer.
Se saisissant de cette affaire, les deux professeures – de droit public pour la première, en études théâtrales et spécialiste des représentations culturelles pour la seconde – Gaëlle Marti et Bérénice Hamidi la transposent avec Notre procès sur un plateau. Reposant sur la question du déplacement – d’enjeux, d’histoires, de positions, de questions, du réel à la fiction –, la proposition a pour mérite notable de ne pas appauvrir le débat, et d’en partager la complexité, de l’ouvrir à toutes et tous avec un bel effort didactique. Cela dans un élan collectif inhabituel stimulant, puisqu’aux côtés des interprètes professionnels Adèle Gascuel (jouant Salomé, l’étudiante) et Éric Massé (interprétant André, le poète mort), la distribution réunit des personnes toutes impliquées au quotidien dans ces enjeux de droit et de VSS. Substitut du procureur, professeure de droit public, avocate spécialisée dans la question des VSS, doctorante en droit et juriste incarnent ainsi les différent·es représentant·es de la loi. Plutôt que le propos, c’est le théâtre qui est parfois à la peine, la forme scénique se révélant en deçà de la force du discours, et la présence en scène – interprètes non-professionnel·les obligent – étant un brin fragile.
Après deux avertissements projetés sur un écran, donnant non sans humour les modalités de ce qui va suivre – notamment le retour du plaignant André Chénier d’entre les morts –, le procès débute. C’est sur un plateau avec un rideau en fond de scène – dont l’ouverture et la fermeture marquent les étapes du procès –, un mannequin de femme – tel qu’on en trouve dans les magasins – à cour, et où les positions de chacun·e reprennent symboliquement celles des protagonistes dans un tribunal que l’ensemble se déroule. Décalant la controverse universitaire et médiatique au théâtre, Gaëlle Marti et Bérénice Hamidi s’autorisent des glissements, qui signalent la recherche d’adhésion du public : outre que l’accusation d’André Chénier, qui s’estime lésé, est jugée comme un crime (plutôt qu’un délit) – ceci autorisant le procès d’assises avec le recours à des juré.es issu.es du public –, l’affaire est fictionnalisée avec le lancement par une étudiante, Salomé Gaber, du hashtag #cheniercultureduviol. Et c’est l’étudiante que le poète mort accuse donc.
Avec sa classique tentative de silenciation (ou « procédure baillon ») par accusation de diffamation, le procès – et son explication – déplie ses différentes séquences, de l’exposé aux prises de paroles des avocates, de la diffusion de vidéos comme preuves – jouant avec deux tempéraments différents de la pastorale, l’une masquant la violence, l’autre l’assumant – à la venue de deux amicus curiae, sollicitées pour éclairer l’affaire de leurs analyses. À vrai dire, c’est cette partie qui constitue l’une des plus stimulantes, en ce qu’elle permet d’accueillir les paroles de la professeure émérite de littérature à la Sorbonne Nouvelle Hélène Merlin-Kajman et de la professeure de littérature Laure Murat. Toutes deux analysent sans jamais céder aux raccourcis les enjeux à l’œuvre – Hélène Merlin-Kajman ayant par ailleurs largement contribué à l’affaire à l’époque. Avec elles, ce sont des questions éminemment fertiles qui sont soulevées : comment lire un texte d’hier sans oblitérer les usages littéraires, moraux, sociaux de sa période d’écriture ? Comment ne pas se laisser enfermer dans l’angle du réalisme pour appréhender la littérature ? Que faire de l’ambiguïté d’un texte ? Au-delà de la contextualisation, quid de la réception et des effets d’un texte ? Que faire quand, comme l’a écrit Régis Michel, historien de l’art et conservateur en chef au département des arts graphiques au Musée du Louvre jusqu’en 2014, « l’obsession sexuelle de l’art occidental, c’est le viol » ? Comment combattre le viol quand sa réception en tant que crime est neutralisée par son érotisation dans les représentations ? Comment composer entre notions récentes (culture du viol, zone grise, etc.) et œuvres anciennes ?
Plus que la mise en scène corsetant le dispositif, plus, également, que l’ouverture finale aux jurés – dont l’interactivité et l’efficience sont limitées –, ces deux interventions nourrissent la compréhension, la complexité et la mise en perspective de l’ensemble autant que le désir d’approfondir toutes ces questions. On sort de la représentation avec en tête La mamma morta chantée par Maria Callas – air tiré de l’opéra Andrea Chénier consacré au poète guillotiné, rappel que la perpétuation de la position de génie ou de martyr romantique n’est pas récente –, mais également possiblement avec d’autres questions, d’autres remarques : par exemple, quel étrange paradoxe pour un dispositif se voulant « expérimental » de passer par le tribunal qui, s’il est certes un espace où se joue notamment les représentations collectives qu’une société construit, autorise, valide, renvoie à la judiciarisation permanente de notre société ? Quel singulier paradoxe, également, que ce mouvement de personnalisation lié au choix du procès (éludant le systémique) alors que le propos souhaite nous interpeller sur cet aspect systémique ? Néanmoins, et comme le rappelle le possessif inclusif de l’intitulé – qui fait signe vers l’essai Le Viol, notre culture de Bérénice Hamidi –, il s’agit bien pour l’équipe d’interpeller collectivement sur la façon dont ces questions, qui nous concernent toustes, racontent quelque chose de notre société et de ses structures.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Notre procès
Conception et mise en scène Bérénice Hamidi, Gaëlle Marti
Texte Bérénice Hamidi, Gaëlle Marti avec, pour leurs partitions, Laure Ignace, Catherine Le Magueresse, Hélène Merlin-Kajman, Laure Murat, Marc Pichard
Avec Amélie Djaoudo, Adèle Gascuel, Stéphanie Hennette-Vauchez, Laure Ignace, Mélis Demir, Catherine Le Magueresse, Éric Massé, Hélène Merlin-Kajman, Laure Murat, Marc Pichard, Romane Poncet, Astrid Chabrat-Kajdan
Collaboration artistique Manon Worms
Assistanat à la mise en scène Agathe Mollon, Astrid Chabrat-Kajdan
Film Bérénice Hamidi, Emmanuel Manzano, Gaëlle Marti
Dessin Philippe Squarzoni, Blandine Granier
Lumière Blandine Granier, Quentin Chambeaud
Scénographie Mathilde Vallantin Dulac
Vidéo et régie générale Clément FessyProduction Sorcières&Cie
Coproduction Théâtre du Point du Jour – Lyon
Soutiens MSH Lyon Saint-Etienne, GIS Genre, IUF, Université Lyon 3/EDIEC, Université Lyon 2/Passages XX-XXI, Ville de Lyon, Barreau de LyonDurée : 1h45
Théâtre de la Cité Internationale, Paris
du 24 au 29 novembre 2025


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