En s’emparant de la célèbre pièce d’Ibsen dans une réécriture qui appuie là où ça fait mal, Elsa Granat confronte une jeune génération d’acteur.ices issue de l’ESAD à ce que véhicule ce monument du répertoire dramatique. Et créé un spectacle foisonnant et féministe qui retrousse ses manches pour mieux déraciner le mal-être d’une épouse asphyxiée.
Retrouvailles avec le travail d’Elsa Granat au Théâtre de la Tempête où la metteuse en scène avait présenté V.I.T.R.I.O.L en 2020 juste avant que l’exploitation du spectacle soit suspendue en raison du premier confinement. Arrêt brutal et violent de la rencontre d’une œuvre avec le public qui avait laissé un goût amer à la troupe et la sensation qu’on lui avait coupé les ailes. Une époque qui étonnamment semble déjà loin. Entre temps, il y aura eu King Lear Syndrome ou les mal élevés présenté entre autres au Théâtre Gérard Philipe qui s’emparait de la pièce de Shakespeare pour questionner l’héritage, la maladie et la fin de vie en misant sur une distribution intergénérationnelle – encore rare sur les plateaux – et une réécriture nourrie d’une colère saine et d’une lucidité lumineuse. 2024. Retour à la Tempête dont le nom lui va si bien. Elsa Granat y présente Nora, Nora, Nora ! De l’influence des épouses sur les chefs d’œuvre, titre qui en dit déjà long et nous met sur la piste d’un spectacle époustouflant qui fait du personnage féminin l’épicentre de la représentation et redistribue les cartes pour rendre justice aux oubliées de la création. Armée d’une distribution issue de la promotion sortante de l’E.S.A.D. – Ecole Supérieure d’Art Dramatique de Paris, la metteuse en scène s’en prend à Ibsen et sa pièce emblématique, Une Maison de Poupée. Une fois de plus, elle questionne l’héritage en le travaillant au corps et à la source, une fois de plus elle opère un choc des générations vivifiant.
D’emblée, le ton est donné avec cette première scène pleine d’humour qui statufie notre dramaturge norvégien sur un piédestal en forme de cabinet. Bâche au sol et en arrière-plan, le terrain du chantier est balisé, le massacre peut commencer. Sur ce socle central, c’est le vieux monde qu’on immole, le patriarcat qu’on fige dans le marbre pour le rendre inopérant à jamais. Et c’est la jeunesse d’aujourd’hui, alias les enfants de Nora devenus adultes, qui viennent demander des comptes, qui cherchent à comprendre le départ et l’abandon de leur maman. La parole est à l’accusée, Nora, mais de sa bouche rien ne sort. Alors, pour ne pas étouffer de silence, les frères et sœurs ouvrent la boîte de Pandore, l’album du passé et du foyer familial. Retour au XIXème siècle, les trois jeunes du XXIème se glissent dans les meubles anciens de leur enfance pour observer à la loupe le quotidien de leur mère. Se faisant, Elsa Granat, d’une écriture acérée, souvent drôle, toujours pertinente, soulève le voile d’un personnage trop lisse et soumis qui ne s’exprime qu’au dernier acte. Elle retraverse la pièce d’Ibsen dans tous ses enjeux dramaturgiques sans jamais céder à l’illusion théâtrale ni à l’illusion fictionnelle d’un récit-reflet d’une époque et de la place des femmes dans la société.
Nora est une femme-enfant qui ploie sous la loi des hommes et de son mari, une mère rompue à la gestion du quotidien qui doit par-dessus le marché apporter gaîté et bonne humeur à la maisonnée, être bien sous tout rapport, jolie et apprêtée, ne pas trop dépenser et danser sur commande. Une femme-trophée. Mais « elle est où la force vitale de Nora ? Elle a bien un inconscient. Ça intéresse personne l’inconscient de Nora Helmer ? » s’interroge Elsa Granat. Et la reconstitution de s’enrayer, justement, pour tenter de l’atteindre dans ses profondeurs, cette héroïne sacrifiée sur le tapis des apparences et des bonnes manières. Sans arrêt perturbée, la représentation explose le cadre dramaturgique de la pièce originelle, elle l’ouvre en deux pour voir ce qu’il y a dedans, dans les entrailles de sa construction, derrière les mots et les situations. Elle enraye la machine infernale qui broie l’identité de cette femme, elle pointe du doigt le comportement du mari et les interprètes, formidables de fougue et d’intensité, s’en donnent à cœur joie et à corps perdu pour changer la donne, s’immiscer dans l’intrigue, la faire bégayer et rayer le disque trop huilé.
On retrouve là toute la verve féministe d’Elsa Granat qui jamais n’assène vérités et certitudes mais toujours questionne, ouvre le sens, provoque la pensée, expose nos contradictions et l’impossibilité même d’enfermer le réel. De ce fait, son spectacle est ébouriffant de vie et d’intelligence mises en partage, il déborde d’une créativité inaltérable qui puise à la source infinie de son propre chemin d’artiste et dans un répertoire qui est notre patrimoine. Et dans ce hiatus entre hier et aujourd’hui, Elsa Granat crée du lien, elle recoud les fils de l’Histoire, elle panse les plaies de ce qui n’a pas été dit, elle redonne voix et exprime la sienne. Complexe, généreuse, toujours en mouvement. Salutaire.
Nora, Nora, Nora ! offre à ces jeunes comédien.nes de l’ESAD une partition chorale puissante et une palette de jeu immense où les rôles s’échangent, se démultiplient, où la sauce prend à plusieurs dans l’énergie et l’ardeur de leur investissement. Dans une scénographie entre le salon bourgeois XIXème et un chantier contemporain, dans des costumes (superbes !) en grand écart aussi entre une époque révolue et aujourd’hui, accompagnés de deux femmes âgées (amatrices mais magnifiques), ils et elles font naître une nouvelle pièce, un spectacle palimpseste qui regarde le passé à l’aune du présent, qui ne craint pas l’éclatement formel pour ne pas se laisser prendre dans les filets de la fiction première. Une façon unique et singulière d’éviter tout surplomb, de mettre les pieds dedans et les mains dans le cambouis pour mieux contacter ce qui nous forge et nous poursuit, d’oser le vertige et le tourbillon. A l’image de cette scène expiatoire de danse terrienne et solaire, où la Tarentelle s’empare des corps pour exorciser le mal (le mâle ?). Et libérer la félicité d’être soi, pourquoi pas ?
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Nora, Nora, Nora ! De l’influence des épouses sur les chefs-d’oeuvre
d’après Une maison de poupée d’Henrik Ibsen
texte et mise en scène Elsa Granatavec en alternance* Maëlys Certenais, Antoine Chicaud, Hélène Clech, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Niels Herzhaft, Chloé Hollandre, Juliette Launay, Anna Longvixay, Clémence Pillaud, Luc Roca, Lucile Roche, Clément-Amadou Sall, Juliette Smadja et deux actrices amatrices Gisèle Antheaume, Victoria Chabran
dramaturgie Laure Grisinger
assistanat à la mise en scène Zelda Bourquin
scénographie Suzanne Barbaud
lumières Vera Martin
son Mathieu Barché
régie générale et plateau Quentin Maudet
régie plateau et habillage Sabrina Durbano
approche chorégraphique de la tarentelle Tullia Conte, Mattia Doto
production, administration, développement La Kabane – Agathe Perrault
assistée de Sarah Baranes diffusion Camille Bard
presse Catherine Guizard et Nadège Auvray – La Strada & Cies*alternance
distribution A : 5, 6, 7, 8, 9, 10, 15, 16, 17, 22, 23, 24, 30 et 31 mars
Juliette Launay Nora, Camilla
Niels Herzhaft Ibsen, Torvald
Anna Lonvgvixay Tamar, Linde
Clément-Amadou Sall Bob, ex machina, Viktor
Clémence Pillaud Emy, Suzanna, Nora
Juliette Samdja Laura, Nora
Victor Hugo Sos Santos Perreira Krogstad, Ingmar, El Tifoso
et Gisèle et Victoriadistribution B : 1, 2, 3, 12, 13, 14, 19, 20, 21, 26, 27, 28, 29 mars
Hélène Clech Nora, Camilla
Antoine Chicaud Ibsen, Torvald
Lucile Roche Tamar, Linde
Luc Roca Bob, ex machina, Viktor
Maëlys Certenais Emy, Suzanna, Nora
Chloé Hollandre Laura, Nora
Victor Hugo Dos Santos Pereira Krogstad, Ingmar, El Tifoso
et Gisèle et Victoriaproduction Compagnie Tout Un Ciel, l’ESAD avec le soutien du Théâtre de la Cité internationale en coréalisation avec le Théâtre de la Tempête. La Compagnie Tout Un Ciel est conventionnée par la DRAC Ile-de-France. Elsa Granat est artiste associée au Théâtre des Ilets – CDN de Montluçon et au Théâtre de l’Union – CDN du Limousin, et est membre de la maison d’artistes La Kabane.
Durée 2h
Théâtre de la Temête – Paris
du 1er au 31 mars 2024 – du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h30Les 5 et 6 novembre 2024 au Théâtre Sorano – Toulouse
Je ne dirais que quelques mots
Fabuleux , formidable, du rire, de l émotion, de l explosion
Du rebondissement, on ne s ennui pas pendant ses 2 heures, on en redemande
Bravo bravo bravo