Aux commandes du Mister Tambourine Man d’Eugène Durif et sous la direction mi-circassienne, mi-théâtrale de Karelle Prugnaud, l’iconoclaste tandem prouve qu’il faut bel et bien avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse.
Ces dernières années, on avait surtout pu apprécier Denis Lavant en mode « petite robe noire ». De Henry Miller à Eugène Ionesco, en passant par Samuel Beckett, dont il est devenu, sous la houlette de Jacques Osinski, l’un des plus ténébreux porte-voix, le comédien s’est fait une spécialité des seuls en scène aux textes copieux, aux rôles ardus, fondés, bien souvent, sur le mystère et la gravité. Dans Mister Tambourine Man, qui se joue en itinérance durant toute la durée de cette 75e édition du Festival d’Avignon, on le retrouve dans une peau radicalement différente, celle d’un bateleur furieux et déjanté comme on n’en voit plus. Et l’acteur de prouver, si cela s’avérait nécessaire, qu’il est aussi à l’aise dans cet exercice que dans le précédent, voire qu’il y prend un plaisir, loin, très loin, d’être dissimulé.
En compagnie du circassien Nikolaus Holz, ils forment un tandem physique et dramatique empreint, à la fois, de la profondeur des beckettiens Hamm et Clov et de la curiosité de Laurel et Hardy. Aussi grand et flegmatique que Dan est petit et nerveux, Niko est le dernier survivant d’un bistrot au bord de l’apoplexie. Serveur un brin psychorigide, il tient l’établissement dont il a la charge à bout de bras alors que tout y est en déséquilibre. Le piano tangue, les chaises sont plus entassées qu’empilées, les tables totalement à la renverse et l’on doute même qu’il puisse encore y être servi autre chose qu’un modeste verre d’eau. Ne reste que ces deux couples « d’habitués » – soit quatre spectateurs dûment sélectionnés et installés sur scène – pour qui l’employé, trop occupé à faire la chasse aux rongeurs de tout poil, a bien peu d’égard.
C’est alors que, du fin fond du toril de l’arène de Roquemaure – où le spectacle avait pris place le soir du 14 juillet –, surgit Denis Lavant, ou plutôt Mister Tambourine Man. Fourrure de grand seigneur sur le dos, grosse caisse entre les mains, conque entre les lèvres, guirlande de clochettes à sa suite, il déboule toute sirène hurlante. Sauf que, derrière ce masque de fanfaron, se cache une blessure intime : l’homme est las, désespérément las, de son métier de bateleur. Tandis que, sur les routes, les gens qu’il croise lui demandent de jouer, de jouer, et de jouer encore, son chapeau reste tristement vide « quand le moment vient de passer à la caisse ». A la manière du Joueur de flûte de Hamelin, ce conte des frères Grimm dont Eugène Durif et Karelle Prugnaud se sont inspiré, Dan trouve alors, dans ce bar un rien miteux, un précieux refuge, et surtout un endroit où il pourra, en compagnie des rats et des enfants qui le suivent, répandre le désordre, comme vibrant levier de transformation du monde.
Car, et c’est là toute la beauté du geste de ce Mister Tambourine Man, le désordre n’y est pas de ceux qui détruisent, mais bien de ceux qui fertilisent, les coeurs comme les esprits. Jusque dans leur maquillage, yeux cerclés de rouge et visage grimé de blanc, Nikolaus Holz et Denis Lavant s’y imposent comme un duo clownesque, dans la droite ligne, et c’est la troisième référence évidente, du clown blanc et de son Auguste. A mi-chemin entre le cirque, que le premier pratique depuis plusieurs décennies, et le théâtre, que le second maîtrise sur le bout des doigts, Karelle Prugnaud a trouvé la clef pour unir et équilibrer ce tandem, et lui donner l’envie de déployer une énergie folle pour arriver à ses fins. Avec une double dextérité, tant physique qu’intellectuelle, le circassien et le comédien, savamment canalisé, enchaînent tirades et numéros qui, sous leurs dehors de joyeux délire, sont, en réalité, sous-tendus par une précision millimétrée. Les chaises valsent alors autant que les tables, les boules rouges – si chères au coeur de Nikolaus Holz – sont non moins domptées que les verres au format pinte de bière, jusqu’à faire émerger une ambiance follement burlesque comme creuset du rire pour tous.
Mais il y a plus. Car, loin de se contenter de cette atmosphère électrique, dont d’aucuns auraient pu se satisfaire, le trio tient à mettre en valeur les mots d’Eugène Durif. Jamais noyé sous ce boisseau forain, son texte se fait même percutant, et politique, lorsque, dans ses dernières encablures, il transforme Mister Tambourine Man en leader d’une voie nouvelle, capable de sortir le quidam de son quotidien un peu trop terne. Vu comme un vecteur de transformation, le déséquilibre et la prise de risques qu’il prône, et c’est là toute la subtilité, n’en font pour autant ni un messie, ni un homme providentiel. Lui est, simplement et uniquement, un aiguillon, mais ne se substituera à personne, et surtout pas à la volonté individuelle. Façon de dire que si, comme l’écrivait Nieztsche dans le prologue de Ainsi parlait Zarathoustra, « il faut encore avoir du chaos en soi pour enfanter d’une étoile qui danse », il revient à chacun de s’en emparer.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Mister Tambourine Man
Texte Eugène Durif
Mise en scène Karelle Prugnaud
Avec Nikolaus Holz, Denis Lavant
Collaboration artistique Nikolaus Holz
Scénographie Éric Benoit, Emmanuel Pestre
Lumière Emmanuel Pestre
Création sonore Guillaume Mika
Conseil musical Pierre-Jules Billon
Costumes Antonin Boyot-GellibertProduction Compagnie L’envers du décor
Coproduction OARA Office artistique de la Région Nouvelle Aquitaine, Théâtre de l’Union Centre dramatique national du Limousin (Limoges), Festival d’Avignon, l’Agora Pôle national cirque de Boulazac, Les Scènes du Jura Scène nationale, DSN Dieppe Scène nationale, les Ateliers Frappaz Centre national des arts de la rue et de l’espace public – Villeurbanne, l’Espace des Arts Scène nationale de Chalon-sur-Saône, l’ARC Scène nationale du Creusot, Scène nationale d’Aubusson, l’Horizon – Recherche et création (La Rochelle), Compagnie Pré O Coupé / Nikolaus.
Avec le soutien du Ministère de la Culture Drac Nouvelle-Aquitaine et de la Région Nouvelle-AquitaineDurée : 1h20
Festival d’Avignon 2021
En itinérance
du 6 au 24 juilletLe Petit Festival, Banyuls
le 27 aoûtLes Invites, Villeurbanne
le 17 septembreL’Horizon, La Rochelle
le 8 octobreLe Préau CDN de Normandie, Vire
le 27 décembreThéâtre de l’Union CDN du Limousin, Limoges
du 1er au 4 mars 2022Le Rive Gauche, Saint-Etienne-du-Rouvray
le 11 marsL’Agora Pôle national cirque de Boulazac
du 16 au 19 marsL’ARC Scène nationale du Creusot
le 14 avrilLa Nef, Saint-Dié-des-Vosges
du 20 au 23 avrilDSN Dieppe Scène nationale
les 7, 14 et 21 maiEspace des Arts Scène nationale, Châlon-sur-Saône
les 24 et 25 maiLes Scènes du Jura Scène nationale
du 30 mai au 3 juinLa Maline, Île-de-Ré
le 1er juilletFestival L’Horizon fait le mur, La Rochelle
du 29 au 31 juillet
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