Avec son adaptation de la pièce d’Heinrich von Kleist, très finement retravaillée par Stéphane Bouquet et donnée en première française au Manège de Maubeuge, le metteur en scène Robert Cantarella offre une sublime et subtile plongée dans la mécanique des rêves, et révèle leur précieux pouvoir émancipateur.
« Un rêve, quoi d’autre ? ». En plaçant son spectacle sous le sceau des quatre derniers mots prononcés par Kottwitz – en réponse à ceux du Prince de Hombourg (« Non, dites-moi ! Est-ce un rêve ? ») –, Robert Cantarella expose, alors que rien n’a encore véritablement commencé, sa perception de la pièce d’Heinrich von Kleist. Par la seule inscription de cette question rhétorique sur un écran installé à l’avant du plateau, où l’écriture se brouille pour mieux réapparaître, le metteur en scène tranche une querelle de spécialistes et d’amateurs du dramaturge allemand, qui, avec le génie qu’on lui connait, avait laissé le débat grand ouvert : oui, le Prince de Hombourg a, selon lui, bel et bien rêvé l’épopée qu’il vient de vivre ; et oui, il faut comprendre le mot « rêve » au sens maximaliste de « songe ». Pour appuyer son parti-pris, et habituer le regard au décalage qui va suivre, Robert Cantarella offre, en guise de prologue vidéo, une immersion dans la fabrique d’un rêve. Comme dans tout songe nocturne, se succèdent des images aux mille significations possibles – ces rais de lumière sont-ils ceux des feux de la rampe ou de simples percées dans la nuit noire ? –, des gros plans d’objets rendus indéfinissables, des fragments de scènes mal cadrées, mais aussi des visions plus nettes, et souvent terrifiantes : des arbres qui s’élèvent dans l’obscurité, des lapins traqués qui courent dans un champ, un quadrupède en escapade, et même un lapin mort. Si ce film détonnant vaut plongée dans l’esprit du Prince endormi, il relève davantage, pour l’heure, de l’affreux cauchemar que du doux rêve compensatoire.
Car c’est bien par une crise de somnambulisme que s’ouvre Le Prince de Hombourg ; et c’est bien sous les auspices d’un troublant renversement de perception que Robert Cantarella lance son adaptation de l’oeuvre de Kleist, finement et malicieusement dépoussiérée par Stéphane Bouquet. Tandis que le Prince se tresse dans son sommeil, avec une sincérité presque enfantine, une couronne de laurier, L’Électeur et Hohenzollern, qui se jouent de lui, apparaissent, en contrepoint, comme des figures éminemment théâtrales, quasi marionnettiques. Attitude figée, tirades déclamées, et projetées en fond de scène, soumis à des noirs intempestifs, ceux qui se targuent d’incarner la véracité du réel face au prétendu délire du Prince somnambule sont immédiatement renvoyés par Cantarella à leur statut de purs personnages de fiction et de modestes agents théâtraux. Déstabilisant, le procédé n’en est pas moins fécond et pose les bases de la passionnante lecture du metteur en scène : à compter de cet instant, semble-t-il nous dire, le réel aura la saveur de la fiction et le rêve celle de la réalité. Façon, pour lui, d’inscrire ses pas dans ceux d’un Prince de Hombourg qui ne se serait jamais réveillé, et qui aurait eu, quelque part, toutes les raisons d’y croire.
Pour déployer ce rêve omnipotent, Robert Cantarella n’a nul besoin de tordre la pièce de Kleist, tant elle contient, en elle-même, une série de motifs qu’on croirait empruntés au registre du conte, et qui fondent son ambivalence. Si les différents protagonistes peuvent être rapprochés, en fonction des points de vue, de multiples figures historiques bien réelles – Frédéric II de Hesse-Hombourg, Louis Ferdinand de Prusse, Ferdinand von Schill ou encore Friedrich Wilhelm III –, il est également possible de les percevoir comme les membres d’une famille royale d’allure littéraire avec un Roi (L’Électeur), une Reine (L’Électrice), un chevalier servant (Le Prince de Hombourg), une princesse (Natalie), un confident-intrigant (Hohenzollern), et même un militaire parmi les plus discrets et fidèles (Kottwitz), dont l’un des actes s’avèrera décisif. Surtout, avec ses plans de bataille contre les Suédois, parfois détaillés au long, ses retournements de situations hautement improbables – le retour de L’Électeur d’entre les morts, l’intensité de la mansuétude finale… – et son histoire d’amour compliqué entre Natalie et le Prince de Hombourg, elle paraît s’inspirer des romans de chevalerie, dont on sait à quel point ils ont contribué à formater les esprits, et les rêves avec eux.
De tous ces motifs, Robert Cantarella ne cesse, dans un premier temps, de grossir les traits, avec gourmandise, l’oeil qui frise et le sourire en coin. Pour mettre en musique la trahison du Prince de Hombourg qui, parce qu’il a mal écouté les ordres de l’Électeur, a décidé de répondre aux appels de son coeur et de lancer, de son propre chef, une attaque contre les Suédois – ce qui lui vaudra plus tard, même s’il a remporté cette bataille considérée comme perdue d’avance, d’être condamné à mort pour avoir désobéi –, le metteur en scène mobilise, d’abord à vue, tous ces éléments qui servent à faire naître l’illusion théâtrale. Des élans musicaux d’Alexandre Meyer aux magnifiques costumes rococos de Constance de Corbière et Sandrine Rozier – à commencer par les sublimes bottines argentées du Prince –, en passant par une manière de jouer assez appuyée, toutes les ficelles sont, comme dans les rêves, et de façon volontaire, trop grosses pour être crédibles. Et puis, peu à peu, sans que l’on s’en aperçoive vraiment, tout tend, très progressivement, à pas de loup, à s’affiner, et l’on se surprend non plus à rire de la situation qui, sous nos yeux, se déroule, mais à souffrir avec ceux qui la subissent. C’est alors que le coup de maître ourdi par Robert Cantarella se dévoile : grâce au talent d’un ensemble de comédiennes et comédiens, dotés de fortes personnalités scéniques – Nicolas Maury et Bénédicte Amsler Denogent en tête –, qui permettent à ce glissement de prendre forme, l’on se met, à l’image du Prince de Hombourg, à croire à cette histoire, à ses sentiments, à ses tourments, et l’on touche alors du doigt cette mécanique, pas très éloignée de l’illusion théâtrale, qui permet aux rêves, pour un temps, de devenir réalité.
Dans la droite ligne de la leçon politique de Kleist, Robert Cantarella révèle alors, en parallèle, le pouvoir émancipateur des songes, leur capacité à chambouler l’ordre établi, à réaliser des désirs enfouis et à faire grandir les individus. Par le truchement de son rêve, le Prince de Hombourg accède, in fine, à ce statut de héros qu’il n’aurait même pas osé envisager, et se montre capable, après quelques petitesses – la répudiation de Natalie pour sauver sa peau –, d’exprimer de nobles sentiments et d’accéder à de nobles gestes : même si cela lui coûte la vie, il refuse de se corrompre et de reconnaître le bien-fondé de sa condamnation ; tout comme, en guise de dernière faveur, il demande à ce que Natalie ne soit pas mariée au Suédois qui lui est promis, mais auquel elle se refuse, quitte à ce que la guerre reprenne de plus belle. Surtout, son acte de désobéissance premier, et la réaction qu’elle provoque, montre, en creux, comment la génération ancienne soumet la génération nouvelle, comment elle tente de scléroser sa fougue de peur qu’elle ne lui vole les lauriers, comment elle la cannibalise pour mieux la dominer, comment elle veut la voir rester sous cloche pour mieux la contrôler. Autant d’éléments qui, s’ils résonnaient du temps de Kleist, résonnent encore au temps présent, surtout lorsqu’ils trouvent une aussi belle chambre d’écho que celle construite par Robert Cantarella.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Un Prince de Hombourg
de Heinrich von Kleist
Adaptation et écriture Stéphane Bouquet
Mise en scène Robert Cantarella
Avec Nicolas Maury, Bénédicte Amsler Denogent, Johanna Korthals Altes, Christian Geffroy Schlittler, Jean Louis Coulloc’h, Robert Cantarella
Scénographie Sylvie Kleiber, assistée de Maud Nguyen Huynh, Etienne Goussard
Assistanat mise en scène Anouk Werro, assistée de Brian Aubert
Lumières Philippe Gladieux
Costumes Constance de Corbière, Sandrine Rozier, assistée de Noémie Colin, Lucie Laporte
Musiques Alexandre Meyer
Vidéo Antoine Pirotte
Régie générale Soleiman Chauchat
Régie lumière Philippe Gladieux, en alternance avec Gildas Goujet
Régie vidéo Philipp Skuzza
Assistanat en tournée Anna SoretProduction Compagnie R&C ; Suite Suisse
Coproduction Théâtre Vidy-Lausanne ; Théâtre Saint Gervais Genève ; Malraux – Scène nationale Chambéry Savoie ; Manège Maubeuge
Soutien Loterie Romande, Fondation Leenaards, Fondation Ernst GöhnerLa compagnie R&C est conventionnée par la Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Occitanie (Ministère de la Culture) et reçoit le soutien de la Ville de Pézenas.
Durée : 2h15
Manège Maubeuge, Scène nationale transfrontalière
le 23 janvier 2025Malraux, Scène nationale Chambéry Savoie
les 30 et 31 janvierThéâtre des 13 vents, CDN Montpellier
du 11 au 13 février
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