Danseuse pour Mathilde Monnier ou Volmir Cordeiro, Lucía García Pullés signe son premier solo. Une pièce à la belle radicalité.
En 2022, Lucía García Pullés se saisissait dans RE.VERB – joué lors de la journée [Déca]danse du festival Artdanthé – de la réverbération pour enquêter sur la façon dont les déplacements géographiques, culturels et linguistiques affectent, modifient et remodèlent les gestes. Trois ans après cette présentation d’étape d’une recherche en cours, la danseuse et chorégraphe argentine, installée en France depuis 2019, propose Mother Tongue. Plus que l’aboutissement direct de RE.VERB, ce solo en est le prolongement autant que l’extension, le déploiement réinventé. Si les motifs du déplacement et de l’approche de ces derniers par la réverbération – en tant que phénomène de persistance et de résonance du son – demeurent, c’est par la question de la langue que ces enjeux se déploient. Enfin, de « la » langue, plutôt « des » langues, car, derrière son intitulé au singulier, Mother Tongue joue de la polysémie du terme. La danseuse, qui fut notamment interprète pour Mathilde Monnier ou Volmir Cordeiro, déplie dans une danse savamment articulée à la création musicale et sonore d’Aria Seashell Delacelle un geste aussi radical que ludique.
Lorsque Mother Tongue débute, salle et scène sont également plongées dans l’obscurité. Un coup sourd résonne, qui va ensuite revenir sous la forme d’un lointain écho, tandis qu’un faible halo de lumière augmentant progressivement en intensité révèle la danseuse. Adossée à une enceinte située à cour, un genou replié contre son torse, l’autre à l’horizontale, Lucía García Pullés semble de prime abord immobile. C’est que les premiers mouvements de la danseuse, vêtue d’une culotte noire moulante et d’un haut rouge, tous deux en tissu vinyle brillant captant et réverbérant (eux aussi) la lumière, sont dans sa bouche. Patiemment, bouche fermée, extrêmement concentrée, l’interprète fait rouler et évoluer cet organe, avant de progressivement se mettre en mouvement. Dépliant et repliant les bras, elle se lève et commence à évoluer dans une sorte d’ondulation, tandis que la création sonore mute vers un univers électro, puis carrément techno.
Au fil de sa performance, elle investit tout le plateau, la création lumières suivant sa progression et dessinant subtilement des espaces aux atmosphères diverses. L’ensemble va, dans une succession de séquences, approcher une multiplicité de danses, de gestes, d’actions, d’émotions et de climats – les lumières comme la musique (parfois entre loop et remix) évoluant en intelligence avec Lucía García Pullés. Au fil de ce qui se donne comme un puzzle aux pièces éparses, l’on croise des mouvements de clubbing, d’autres de breakdance, d’autres, encore, à nouveau centrés sur son visage et sa bouche. Soutenu par la musique – on le redit – aussi efficace que riche dans sa composition par sédimentation – et agrégeant volontiers de la parole –, Mother Tongue convainc par l’énergie sans faille et la précision d’interprétation de Lucía García Pullés.
Quant à ce qui relève du propos même, de cette autofiction entremêlée à une réflexion sur l’identité appréhendée comme « une construction faite d’histoires sur nous-mêmes », celui-ci demeure parfois appuyé. Là où certains jeux sur la polysémie de mots (le palais, la langue) fonctionnent, d’autres pourraient être plus affinés. Il en va ainsi de la séquence où l’artiste montre des pancartes – évoquant celles de manifestations – avec des formules (en espagnol ou en français) sibyllines ou très imagées : « Ça a coûté combien le sud ? », « Quebrar la cadera » (se casser les hanches, et signifiant peu ou prou « On se casse »), « Ça fait 11 000 km qu’on est là ». Une autre réserve porte sur l’articulation des séquences qui laissait, au soir de la première, un brin trop voir ses coutures d’écriture. Mais, au-delà de ces quelques remarques, Lucía García Pullés et ses collaborateur·ices artistiques signent un spectacle formellement très maîtrisé. Surtout, la danseuse et chorégraphe offre un solo décapant par sa puissance contenue. Toute en tension, capable de nous balader à travers une palette d’émotions – du grotesque à l’inquiétude – grâce à une danse de la plus expressive à la plus minimale, Lucía García Pullés livre une interprétation magnétique d’une radicalité rigoureuse. Où se transmet bien toute une mémoire de rythmes, de gestes et d’intensités, traces de multiples expériences.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Mother Tongue
Chorégraphie et interprétation Lucía García Pullés
Création sonore et musicale Aria Seashell Delacelle
Chanson Mailen Pankonin
Création costume Anna Carraud
Création lumière Carol Oliveira
Regard extérieur Marcos Arriola
Coach vocal Daniel Wendler
Collaboration artistique Sophie Demeyer, Volmir CordeiroProduction Bureau Cokot
Coproduction MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis ; Riksteatern, dans le cadre de Common Stories, un programme d’Europe Créative financé par l’Union européenne ; La Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine Bordeaux – La Rochelle ; Théâtre de Vanves ; Charleroi Danse
Soutien La Ménagerie de Verre ; Carreau du Temple ; Danse Dense ; Centre National de la Danse ; Festival Solos al Mediodía, Théâtre Solis ; La Compagnie DCA à Saint-DenisDurée : 45 minutes
Vu en mars 2025 au Théâtre de Vanves, dans le cadre du festival Artdanthé
Laboratoires d’Aubervilliers, en partenariat avec les Rencontres chorégraphiques, dans le cadre de Nuit Blanche
le 7 juinLa belle scène Saint-Denis, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 12 au 14 juillet
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