Eric Ruf, l’Administrateur de la Comédie-Française nous a fait parvenir ce texte à quelques jours du 2ème tour de l’élection Présidentielle. Avec ses quatre autres collègues directeurs des théâtres nationaux, il a lancé un appel à voter Emmanuel Macron ce dimanche. Il a souhaité écrire ce texte personnel que nous avons décidé de reproduire dans son intégralité.
Mon père était un homme intelligent…
Mon père était un homme intelligent et lettré. Il vantait à sa descendance la lecture nécessaire des classique, l’éduquait à la musique, il était de ces gens qu’on qualifie d’élite.
Mon père était électeur du Front National, à une époque où il était dur de le dire. Sur la table du salon, côtoyant les grands auteurs qui sont le socle de notre conscience au monde, se trouvait National Hebdo, le journal du Front National au discours haineux et à la prose déficiente. Je ne comprenais pas ce paradoxe mais il m’est vite apparu alors que les thèses de Jean-Marie Le Pen, loin de faire appel à l’intelligence ou aux qualités d’analyse de mon père ne faisaient que répondre à ses peurs et à sa solitude profonde en leur donnant un moyen d’expression et une justification aisés.
Mon père était un homme peu aimable, je l’ai aimé, je suis son fils, mais il m’a malheureusement légué une grande part de ses angoisses et de son incapacité au monde.
J’ai peur mais cette peur qui m’appartient, qui me taraude, je refuse de la remettre en des mains indélicates et intéressées. C’est à moi de la combattre et de la transformer si je puis.
Mon métier, le théâtre, m’a sauvé. Je l’ai choisi et il est devenu ma vie parce qu’il m’oblige tous les jours à rebattre mes cartes, à rencontrer sans cesse de nouvelles personnes et de nouvelles méthodes, parce que ni l’âge, ni le sexe, ni le niveau de diplôme, ni la culture, ni la couleur de peau n’y ont autorité, parce qu’il ne travaille que sur l’universalité du monde et qu’il le brasse dans son infini mystère. Le théâtre me sauve parce qu’il m’oblige à sortir de ma tanière et travaille le meilleur de moi-même en ne laissant pas grandir le pire. Ce combat en moi n’est et ne sera jamais gagné mais je sais, pour l’avoir vécu, ce que donneraient des générations nourries au lait empoisonné du Front National.
Ce parti auquel adhérait mon père, celui qui accède au second tour de l’élection présidentielle aujourd’hui, n’a pas changé. Sa force consiste toujours à remuer en nous nos facilités, notre dépit, notre haine de nous-mêmes et des autres. Actuellement on parle de peur du déclassement ou du refus de la mondialisation mais la recette est la même qu’hier : vanter des solutions simplistes en désignant des boucs émissaires, faire croire qu’un état plus fort, plus autoritaire, plus protectionniste aurait des solutions à tous nos problèmes, et donner crédit à cette omnipotence au simple prétexte que ceux-là on ne les aurait pas encore essayés. C’est faux. Aucune équation simple ni aucune posture martiale ne dénoueront jamais la complexité du monde dans lequel nous sommes précipités et l’Histoire témoigne douloureusement d’expériences plus que malheureuses, d’essais avérés et terrifiants.
Ce n’est pas Marine Le Pen qui est dangereuse, c’est nous qui le sommes à nous-mêmes. Si des millions d’électeurs lui apportent leur suffrage, ce n’est pas parce que son autorité est grande, elle n’est finalement que le simple réceptacle de nos peurs et de nos colères individuelles. Si ce n’était elle, nous en inventerions un autre.
Alors, pour interdire qu’on élève en nous ce que nous devons refuser de voir poindre, je voterai Emmanuel Macron sans aucune hésitation.
Éric Ruf
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