Au Théâtre du Vieux-Colombier, Louis Arene fait du Mariage forcé une farce horrifique sens dessus dessous qui amuse autant qu’elle inquiète.
C’est dans une esthétique particulièrement forte et singulière, dont la veine proche de l’expressionnisme semblerait convenir au Woyzeck de Büchner, aux pièces de Brecht ou au théâtre de l’absurde, que Louis Arene et Éric Ruf, cosignataires du décor, plantent audacieusement l’intrigue de la pièce. Sol, plafond et hauts murs, uniformément construits en lattes de bois blanchies, évoquent les tréteaux du théâtre de foire, de même que les masques et protubérances dont s’affublent les comédiens renvoient aux figures archétypales de la commedia dell’arte. Pour autant, la tradition et les conventions ne trouveront pas leur place dans ce Mariage forcé jubilatoire, car très librement, insolemment, réinventé.
Tirée vers le cauchemar trash et la fantaisie queer, la comédie-ballet imaginée par Molière et Lully trouve dans l’approche franchement osée et parfaitement assumée de Louis Arene un nouveau souffle. Elle fait même montre de possibilités de jeu et de réflexions jusque là insoupçonnées. L’inventif metteur en scène, qui a été pensionnaire de la Comédie-Française avant de prendre la tête avec Lionel Lingelser de sa compagnie, le Munstrum Théâtre, se moque du bon goût et n’hésite pas à forcer le trait. Son travail, absolument innovant et épatant, parvient d’ailleurs à exacerber et à outrer la drôlerie, la folie, mais aussi la dureté et la cruauté de la pièce qu’il fait voisiner avec une certaine bestialité.
Sganarelle ouvre le bal. Il prend place sur un plancher incliné et paraît aussitôt prostré, hébété. Grotesque en habits de cour un brin défaits, sa houppe grisâtre et frisottée prenant la fuite par une trappe, le vieillard lubrique et orgueilleux est aussi ridicule qu’il saura susciter une franche pitié en pauvre bougre violemment malmené. Le rôle est génialement campé par Julie Sicard, impressionnante d’énergie et d’endurance. Jeune fille en fleurs sous son ombrelle, Dorimène, l’élue de son cœur capricieux, est quant à elle jouée par Christian Hecq, qui s’amuse à composer et dévoiler tout en feinte douceur le caractère émancipé de la fausse ingénue roucoulante dans l’entrebâillement d’une porte avec son amant Lycaste. Ce dernier, interprété par Benjamin Lavernhe, exhibe irrésistiblement ses attraits de mâle tatoué et bodybuildé.
Moins fier que profondément troublé par son vaniteux projet de mariage arrangé, Sganarelle consulte obsessionnellement l’expertise de savants pédants, de nébuleux penseurs et autres bohémiennes brigandes (des acteurs travestis en slips fluorescents). Cette galerie de personnages volontairement fascinants et repoussants est prise en charge par cinq comédiens formidablement dégenrés, profondément « étrangéisés » par les masques et postiches qu’ils portent. Têtes chauves, visages de plâtre, corps déformés, silhouettes bouffies, blafardes, blasées, ils séduisent en oscillant formidablement entre légèreté bouffonne et inquiétante gravité. Dans ce spectacle mené tambour battant, explosif et provocant en diable, tous adoptent les codes d’un jeu hyper physique et distancié, et servent admirablement un Molière plus transgressif et monstrueux que jamais.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Le Mariage forcé
de Molière
Mise en scène et masques Louis Arene
Avec (à la création) Sylvia Bergé, Julie Sicard, Christian Hecq, Benjamin Lavernhe, Gaël Kamilindi
Avec (à la reprise) Sylvia Bergé, Julie Sicard, Benjamin Lavernhe, Gaël Kamilindi, François de Brauer
Dramaturgie Laurent Muhleisen
Scénographie Éric Ruf, Louis Arene
Costumes Colombe Lauriot Prévost
Lumières François Menou
Son Jean Thévenin
Collaboration artistique Lionel Lingelser
Assistanat à la mise en scène Emilie Lacoste
Assistanat à la scénographie Auriane Robert
Assistanat aux costumes Caroline TrossevinDurée : 1h
Vu en mai 2022 à la Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris
Théâtre du Vieux-Colombier, Comédie-Française, Paris
du 17 septembre au 2 novembre 2025
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