Dans le cadre de la 19e édition du festival June Events, organisé dans l’écrin de la Cartoucherie par L’Atelier de Paris du 2 au 20 juin 2025, le danseur et chorégraphe tunisien Mohamed Issaoui livre un solo envoûtant et délicat, reflet d’une année passée dans le sous-sol du bâtiment du service infectieux de l’hôpital La Rabta de Tunis, où il a appris à vivre avec sa séropositivité.
D’abord, une voix, celle d’un homme qui, de la façon la plus calme et posée qui soit, égrène une série de faits, pendant que les spectatrices et spectateurs prennent place dans l’un des studios de répétition de L’Atelier de Paris. Dans un ordre chronologique strict, il est question de la mort de Michel Foucault, de la parution du Protocole compassionnel d’Hervé Guibert, du décès de Freddie Mercury ou encore de la diffusion, à titre posthume, sur TF1 de La Pudeur ou l’impudeur, ce documentaire où le même Hervé Guibert donne à voir, à travers un prisme tout à la fois brut et déchirant, les derniers instants de sa vie. Chacun de ces noms apparaît alors comme le point d’une triste constellation, celle de ces intellectuels et artistes qui, dans les années 1980 et 1990, ont tous, les uns après les autres, été emportés par le Sida, sans que personne, en l’absence de trithérapie, ne puisse réellement contenir la vague. Au centre du plateau, entouré par le public et une petite dizaine de néons, dont seule la lumière jaune et chaude tranche avec celle, blanche et froide, habituellement de rigueur dans les hôpitaux, Mohamed Issaoui patiente. Pantalon ample, torse nu, tête penchée, le danseur et chorégraphe tunisien semble statufié, et instaure le double cadre d’Ommi Sissi – qui, en arabe, renvoie à une métaphore filée éponyme de la performance – en tissant une filiation avec ces hommes qui, comme lui, ont dû un jour apprendre leur séropositivité et en ouvrant les portes d’un espace mental, le sien, où se combinent et se reflètent son cheminement artistique et son parcours de soins.
Spécialiste des danses traditionnelles de Tunisie – « alors que cette danse est dite ‘féminine’ », précise-t-il –, le jeune interprète commence à esquisser des accents du bassin, typiques du langage chorégraphique qu’il a su faire sien au cours des dix dernières années, d’abord délicatement, puis de manière graduellement affirmée, comme si son corps s’éveillait pour mieux entrer en résistance. Au rythme de la belle création sonore de Houieda Hedfi, qui fait le pont entre sonorités orientales et occidentales, sa gestuelle se déploie lentement, presque subrepticement, et s’accompagne bientôt d’un savant jeu de pieds, de plus en plus terrien, qui le conduit aux quatre coins de l’espace scénique, dont il fait alors, dans un même élan, un refuge et une vitrine, délimité par une frontière lumineuse qui, au fil de la performance, devient de moins en moins étanche. Car Mohamed Issaoui ne se contente pas de faire parler son corps, mais donne aussi une voix à son visage et à son regard. Quand le premier apparaît rayonnant, barré par un sourire, le second semble aussi déterminé que possédé, comme si le danseur voyait défiler en lui-même des images du passé. Tandis que la musique disparaît peu à peu pour laisser place au seul souffle de l’interprète, qui lui sert dorénavant de base rythmique, le chorégraphe franchit le Rubicon et s’installe dans le public pour délivrer son histoire. Sur le ton de la confession dénuée de tout pathos, il raconte cette soirée où l’une de ses amies lui annonce sa séropositivité, puis cette nuit – « la plus longue de [sa] vie » – durant laquelle, anticipant une mauvaise nouvelle pour lui-même, il attend impatiemment les premières lueurs du jour pour aller se faire dépister, et enfin le verdict abrupt du médecin de l’hôpital La Rabta, situé à quelques rues de la Médina de Tunis : « Tu as le Sida », lui énonce-t-il sans détour, paraissant mettre un fallacieux, maladroit et anachronique signe égal entre infection au VIH et Sida déclaré.
C’est alors qu’Ommi Sissi prend un autre relief et se dote d’une nouvelle dimension. Élégante et délicate, nourrie par la force d’un soleil noir et la présence magnétique du danseur, la performance de Mohamed Issaoui convoque les figures de ces infirmières, Sonia, Monia et Mongia, qui, lors de l’année passée dans le sous-sol du bâtiment du service infectieux – dit des « maladies sociales » – de l’hôpital La Rabta où il a commencé son parcours de médicalisation, ont su prendre soin de lui, de son corps comme de son esprit, en entrant, on le comprend, dans une forme de protocole compassionnel à son endroit. Désormais pluriel, le solo se fait aussi politique, dans sa façon d’aborder sans aucune concession des thèmes – l’homosexualité, la séropositivité – qui, en Tunisie – où une étape de travail avait été présentée il y a quelques semaines dans le cadre du festival des Premières chorégraphiques porté par Selim Ben Safia, alors que les relations sexuelles entre personnes du même sexe y sont criminalisées et passibles de trois ans de prison –, sont encore tabous et loin d’être légion sur les plateaux. S’inscrivant parfaitement dans la trajectoire artistique de Mohamed Issaoui qui, en 2017, avec Le Déserteur, retraçait son parcours de jeune homosexuel en Tunisie et interrogeait son rapport au corps, au genre et à l’espace urbain, Ommi Sissi s’impose alors comme un geste de combat, essentiel et envoûtant, qui, malgré sa brièveté, reflète autant l’engagement militant pour les droits des personnes LGBTQIA+ de son créateur que son intelligence et son talent renversant.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Ommi Sissi
Chorégraphie et interprétation Mohamed Issaoui
Création sonore Houieda Hedfi
Accompagnement chorégraphique Selim Ben SafiaProduction Tunisian Queer Residency
Production déléguée et diffusion Association Al BadilDurée : 25 minutes
Vu en juin 2025 à L’Atelier de Paris, dans le cadre de June Events
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