Sous la direction délicate d’Anne Bouvier, Mikael Chirinian monte sur le dos de « Moby Dick » pour exhumer les vestiges douloureux de son enfance. Une performance poignante, jusqu’à en devenir glaçante.
« Tout ce qui rend fou et qui tourmente, tout ce qui remue le fond trouble des choses, toute vérité contenant une partie de malice, tout ce qui ébranle les nerfs et embrouille le cerveau, tout ce qui est démoniaque dans la vie et dans la pensée, tout mal était pour ce fou d’Achab, visiblement personnifié, et devenait affrontable en Moby Dick. » Comme Herman Melville avant lui, Mikael Chirinian a bien compris que le combat à mort entre Achab et Moby Dick dépassait, et de loin, l’affrontement entre un capitaine estropié et une baleine surdimensionnée. En s’aventurant dans les profondeurs du chef d’oeuvre de l’écrivain nord-américain, le comédien et metteur en scène a vu remonter à la surface les vestiges d’une enfance douloureuse, où la sphère familiale ressemblait davantage à un navire à la dérive qu’à un cocon protecteur.
Après Rapport sur moi et La Liste de mes envies, Mikael Chirinian s’est lancé dans un spectacle beaucoup plus personnel. Epaulé par Océan, il a cherché à tisser des liens, à tracer des lignes de faille, à faire se répondre, dans un jeu de miroir d’une grande poéticité, deux luttes intimes, celle de la baleine et du vieil homme à la soif de vengeance d’un côté, et celle d’une famille en proie aux bouffées destructrices d’une fille et d’une sœur de l’autre. Élevé dans une famille déjà marquée par un double génocide, ceux des Arméniens à partir du printemps 1915 et des Juifs lors de la Seconde guerre mondiale, le jeune homme a été confronté aux accès de folie d’une sœur qui exècre son noyau dur familial et n’a d’autre ambition que de l’anéantir. Toujours émettrice de mails assassins, vocalement retranscrits par une voix d’automate, elle a fait du quotidien de son frère et de ses parents un calvaire, jusqu’à les contraindre à l’éloignement.
Accompagné par une marionnette qui lui ressemble à s’y méprendre, Mikael Chirinian rayonne d’intensité dans un seul en scène qui a tout de la proposition cathartique. Comédien caméléon, il incarne avec la même facilité, et le même engagement, l’ensemble des personnages qu’il convoque. Visiblement à fleur de peau, il se laisse parfois emporter par les vagues d’émotion qu’il génère et impose un registre poignant qui, aussi touchant soit-il, manque souvent d’un brin de distance pour ne pas tomber ni dans un pathos gênant, ni dans une emphase glaçante, et prend le risque de sidérer les spectateurs les plus sensibles.
Comme un contrepoint à cette interprétation tripale, Anne Bouvier orchestre une mise en scène à la délicatesse et à la douceur bienvenues. Portée par les lumières de Denis Koransky, elle enrobe la partition très terrienne de Mikael Chirinian dans une atmosphère quasi onirique et lui confrère une aura apaisante afin d’éviter que le réalisme n’entraîne le poétique dans le plus noir des cauchemars. Comme pour mieux éloigner, et sublimer, l’ombre menaçante de cette baleine allégorique.
Vincent BOUQUET – www.sceneweb.fr
L’Ombre de la baleine
Une pièce de Mikael Chirinian et Océan, très librement inspirée de Moby Dick d’Herman Melville
Mise en scène Anne Bouvier, assistée de Pierre Hélie
Musique Pierre-Antoine Durand
Scénographie Natacha Markoff
Lumières Denis Koransky
Création marionnette Francesca Testi
Production Théâtre Paris-Villette, Matrioshka Productions et On va pas se mentirDurée : 1h
Théâtre Lepic, Paris
A partir du 15 décembre 2018
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