Sur la difficulté à s’affirmer sans céder ni blesser, en art comme dans la vie, Contre raconte l’histoire de John Cassavetes et Gena Rowlands, couple mythique du cinéma américain. Un spectacle multipiste, instructif et stimulant, porté par une belle distribution, et un rapport mimétique à son sujet qui le conduit hors des sentiers battus.
Toute honte bue, on avouera d’emblée notre très mauvaise connaissance de l’œuvre cinématographique de Cassavetes. Ce qui est somme toute rassurant : inutile d’avoir vu Shadows, Opening Night ou encore Une femme sous influence, dont il est beaucoup question ici, pour apprécier le spectacle conçu par Constance Meyer et Sébastien Pouderoux autour de la figure du cinéaste américain et du couple qu’il formait avec Gena Rowlands. Un spectacle personnel, qui, à l’instar du travail du réalisateur, refuse de s’inscrire dans des catégories prédéterminées, de répondre à des attentes standards pour creuser son propre sillon. Ni biopic, ni hagiographie, ce Contre creuse plusieurs pistes qui s’entrelacent avec, au cœur du moteur, le questionnement sur la possibilité pour un artiste – et plus largement pour tout un chacun – de s’inventer une place qui correspond davantage à ce qu’il souhaite qu’à ce qu’on attend de lui.
Évidemment, cela ne va pas sans difficulté. Et, sans s’y attarder plus que ça, mais sans l’ignorer non plus, Contre traite au passage la thématique de l’artiste qui, au nom de l’Art et de son ardente volonté créatrice, violente son entourage. Cassavetes semblait flirter avec l’inacceptable. Pour construire Contre, Constance Meyer et Sébastien Pouderoux, avec comme dramaturge Agathe Peyrard, se sont largement documentés sur le couple mythique. Et leur spectacle laisse apparaître un cinéaste caractériel, qui rudoie famille et amis, tout comme son milieu professionnel, tout en semblant ne pas dépasser les limites. Où se situent-elles ? Le fil rouge d’une enquête fictive sur une bagarre à l’issue d’une projection vient avec finesse tisser un questionnement autour du jugement que l’on peut poser sur le personnage. Qui restera en suspens. Tant mieux.
D’autant qu’apparaît en même temps tout le courage de ce cinéaste qui s’est construit en dehors, voire contre Hollywood et une certaine critique. Dominique Blanc incarne ainsi avec beaucoup de malice une Pauline Kael qui a pris en grippe Cassavetes – on ne sait pas très bien pourquoi – et le poursuit à coups de vacheries dignes du Masque et la Plume, comme elle en a poursuivi bien d’autres, notamment dans les colonnes du New Yorker. Courage aussi de celui qui a toujours eu la volonté de dérouter les spectateurs dans le déroulé de ses histoires, de rendre les acteurs les plus vivants possible en les déstabilisant, de travailler avec ses amis et sa femme, en fidélité et en dehors des studios. Quelques-uns des traits caractéristiques du cinéaste Cassavetes parsèment les échanges du spectacle et soulignent la sincérité de sa démarche, tout comme est diffuse et omniprésente l’insaisissable étrangeté de Gena Rowlands, femme douce et perchée, telle que la rend avec finesse Marina Hands.
Contre alterne ainsi des scènes où figure John Cassavetes sous les traits d’un Sébastien Pouderoux qui lui donne, à la fois, dureté et fragilité, passion et cynisme, et porte sur son grand corps la charge du poids de ce désir qu’il poursuit envers et contre tout, avec des scènes où des journalistes traitent de son travail, en parallèle du fil de l’enquête policière fictive. Sur un plateau qui se module très peu, Contre réussit ainsi à déployer toute une matière très instructive sur le cinéaste et son couple, en même temps qu’il file de nombreuses réflexions sur la création, les champs de force du cinéma, ses différentes esthétiques, l’amour ou la force du désir… Aucune réponse définitive n’en sort. Comme Cassavetes, Meyer et Pouderoux préfèrent les contre-pieds et les incertitudes. Hormis celle, peut-être, et ce n’est pas rien, de cet étrange amour qui unit deux artistes hors norme, tous deux un peu « border », comme on dirait aujourd’hui, et qui paraissent avoir trouvé dans leur union le secret de leur précaire équilibre.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Contre
de Constance Meyer, Agathe Peyrard et Sébastien Pouderoux
d’après la vie et l’œuvre de John Cassavetes et Gena Rowlands
Mise en scène Constance Meyer, Sébastien Pouderoux
Avec Sébastien Pouderoux, Dominique Blanc, Marina Hands, Nicolas Chupin, Jordan Rezgui, les comédiennes de l’académie de la Comédie-Française Rachelle Collignon et Blanche Sottou, et Antoine Prud’homme de la Boussinière
Dramaturgie Agathe Peyrard
Scénographie Alwyne de Dardel
Costumes Isabelle Pannetier
Lumières Juliette Besançon
Assistanat à la mise en scène Ferdinand Jeampy
Assistanat à la scénographie Inês MotaAvec la contribution de la promotion 43 de la Classe libre du Cours Florent dans le cadre de l’atelier « Variations sur John et Gena » dirigé par Constance Meyer et Sébastien Pouderoux.
Durée : 2h10
Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française, Paris
du 25 septembre au 3 novembre 2024
Les œuvres sont atteintes pièce par pièce, chaque diamant est enchanteur.